Lettre 494 : Pierre Rainssant à Pierre Bayle

[Versailles,] ce 29 decemb[re 1685]

 [1]
• J’ay receu Monsieur vos lettres et vos pacquets dans le dernier desquels est la Dissertation sur Theophraste de Mr Du Rondel, que j’ay eu l’honneur de voir avec vous à Sedan [2]. J’ay pris beaucoup de plaisir à la lire.

Je ne sçay qui a fait le Traitté de l’interest des princes, mais cela vient d’un homme emunctæ naris ou, pour parler françois, qui a bon nez [3]. Son livre est tres agreable, plein d’esprit et de varieté ; rien d’outré, rien de medisant ; enfin j’en suis charmé, et je m’en vay le relire au crayon. Il ne me paroit pas pourtant qu’il dise vray, quand il avance que nostre Roy pretend à la monarchie universelle. S’il en avoit la pensée, il ne demeur[er]oit pas à / present les bras croisés, et n’auroit pas fait ce qu’il vient de faire contre ceux de v[ot]re croyance. Je ne dis pas que si l’emp[ereur] ou le roy d’Esp[agne] se laissoient mourir, l’appetit de conquerir, ou d’user de ses droits, ne luy reprit ; mais il y a encore bien loin de là à cette monarchie universelle. Si cet auteur fait ou a fait quelque autre chose, obligéz moy de m’en faire part.

J’ay fait revenir de Champagne v[ot]re livre Des Cometes, et ce que vous avez fait contre le docteur Maimbourg [4]. Je ne sçavois pas que cela fust de vous ; mais j’ay tousjours fait grand cas de ces deux ouvrages. Je prie celuy à qui j’addresse cette lettre [5], de m’envoyer le livre de Fra Paolo, Des Benefices [6], par ce qu’il est / imprimé à Amsterdam. J’aimerois bien mieux l’avoir en italien qu’en françois. Il me souvient d’avoir ouÿ dire que la Rep[ublique] de Venise ayant fait mettre les 1 ers livres de l’ Histoire de Fra Paolo en bon italien, on luy demanda ce qu’il luy en sembloit, et qu’il dit que l’italien du correcteur valoit mieux que le sien ; mais que souvent il avoit changé ses pensées. Si cela arrive dans le mesme langage, voyez ce qu’on doit attendre d’une traduction. J’escris des ce soir pour vous à Mr l’abbé de La Rocque [7]. Ce que vous me mandez qu’il faut menager le directeur des postes est vray [8]. Mon second gendre, qui s’appelle Mr Regnaud [9], aura bien tost l’honneur de vous voir ; faites luy payer tout ce que je vous doibs, jusqu’aux ports de lettres. Il me rapportera ce que vous luy donnerez de nouveau / pour moy. Il quitte le negoce, et n’a jamais estudié ; non plus que son frere , qui a epousé mon ainée. Je veux qu’ils lisent le livre de Mr Chaussé [10] ; car c’est pitié qu’en trois ou 4 ans ils ne m’ayent encore fait qu’un petit filz. Je suis tres obligé à Mr Claude [11] de son souvenir : je l’embrasse de tout mon cœur et suis Monsieur tres veritablement à vous.

 

A Monsieur/ Monsieur Baile, professeur/ en philosophie et en histoire/ A Roterdam •

Notes :

[1Cette lettre est antérieure à la Lettre 508, ce qui en fixe le millésime, comme le fait aussi l’allusion qu’elle contient à un opuscule de Du Rondel, paru à la fin de 1685.

[2Sur cet ouvrage de Du Rondel, voir Lettres 465, n.4, et 476. On a déjà rencontré le réseau d’amis qui s’étaient connus à Sedan : Bayle, Du Rondel, Marcilly, Rainssant : voir Lettre 434, n.14.

[4Les Pensées diverses sur la comète de Bayle et sa Critique générale de l’« Histoire du calvinisme » : sur ces ouvrages, voir Lettre 216, n.1.

[5En employant cette formule, Rainssant avait sans doute eu l’intention d’adresser sa lettre à Bayle par l’intermédiaire de Desbordes, l’imprimeur amstellodamois des NRL ; en fin de compte, il l’a adressée directement à Bayle à Rotterdam.

[6Pietro Sarpi, Trattato delle materie beneficiarie nel quale si narra col fondamento dell’Historie come si dispensassero l’Elemosine de’fideli nella primitiva Chiasa (Mirandola [Lione] 1676, 12° ; éd. G. Cozzi, Torino 1978). L’ouvrage venait d’être traduit par Amelot de La Houssaye : Traité des bénéfices, de Fra Paolo Sarpi. Traduit et vérifié par l’abbé de Saint-Marc (Amsterdam 1685, 12°) ; Bayle en donne un compte rendu bref mais obligeant dans les NRL, janvier 1686, cat. x ; il y revient en janvier 1687, cat. ii.

[7Cette lettre de Rainssant à l’abbé de La Roque est perdue.

[8Il s’agit sans doute des difficultés d’acheminement des NRL en France : voir Lettre 383, n.4. Le directeur des Postes auquel Bayle et Rainssant font allusion est sans doute M. Rouillé : voir Lettre 464, n.5.

[9Nous apprenons ici que M. Regnaud, gendre de Rainssant, était un commerçant qui voyageait entre la France et les Pays-Bas, ce qui pouvait faciliter le règlement de dettes accumulées pour des envois de livres.

[10Jacques Chaussé, sieur de La Terrière, Traité de l’excellence du mariage, de sa nécessité et des moyens de vivre heureux, où l’on fait l’apologie des femmes contre les calomnies des hommes (Paris 1685, 12°). Comme le signale Bayle dans son compte rendu de cet ouvrage ( NRL septembre 1685, art. III), Chaussé fait l’éloge de l’union conjugale dont l’un des avantages est d’exaucer le « désir d’accroître le nombre des élûs et des citoyens ».

[11Rainssant a salué (Lettre 480, n.6) Jean Claude, retiré auprès de son fils Isaac depuis l’interdiction de l’exercice réformé à Charenton consécutif à la révocation de l’édit de Nantes. Bayle était en rapport avec l’un et l’autre : voir Lettres 543 et 279.

Accueil| Contact | Plan du site | Se connecter | Mentions légales | icone statistiques visites | info visites 261336

Institut Cl. Logeon