Lettre 504 : Johan de Witt à Pierre Bayle

• [Paris, le 25 janvier 1686]

Monsieur

Vos lettres que vous m’avez fait l’honneur de me donner à mon depart, m’ont procuré un accés si favorable, et • facile auprés • beaucoup d’honnétes gens de ce païs, que je n’aÿ pas voulu manquer de vous temoigner par la presente ma reconnoissance, qui ne pouvant pas estre reëlle, ne laisse pourtant pas d’estre fort grande ; estant persuadé qu’entre tous ceux qui ont de l’estime pour votres merites, qui sont par tout et principalement icÿ en fort grand nombre, vous ne trouverez personne, qui ait une si grande, et juste veneration pour vôtre sçavoir, que moÿ [1]. Tout le monde de l’un et de l’autre sexe icÿ, lit avec plaisier et admire tout ce, qui vint de vous ; et ne se lasse jamais de parler de vous avec justice, Monsieur, comme du premier homme de l’Europe, et l’ornement / de la Hollande : je diray davantage si je ne craynoÿ point de blesser vôtre modestie : cependant je vous prie, Monsieur, de la part de Mr Thevenot de me donner le plustost que vous pourrez un peu plus d’eclaircissement sur la carte de Tartarie, dont vous avez parlez dans une de vos Nouvelles [2], et de l’envoÿer s’il ce peut, comme aussi le nom de celuÿ, qui a fait la Dissertation latine [3], que vous avez mise dans vos Nouvelles ; enfin tout ce que vous sçavez de cette decouverte, soÿez asseuré, que vous l’obligerez par là infiniment.

Je vous prie ausi de me mander*, si vous avez receu un livre, que Mr Mouwen, secretaire de nôtre ambassadeur [4] vous a envoÿé d’icÿ depuis peu par un amÿ, et comme il connoit fort bien l’autheur [5] il souhaite de voir le jugement que vous ferez de ce livre dans vos Nouvelles. Mr Bernier [6] m’a aussi prié de vous escrire ; que Madame de La Sabliere [7], comme tous les autres, fait grand cas de vos ouvrages, et qu’elle a donné un memoire et de l’argent, pour faire acheter des livres en Hollande par Mr de Bonrepos [8], qui est presentement de la / part du Roÿ de France en Angleterre, et espere de retourner par la Hollande.

Je prens aussi la liberté de vous envoÿer le second Factum de Mr l’abbé Furetiere [9], parce que estant d’une fine et judicieuse raeillerie, il pourra peutestre plaire à vous, qui surpassez là dedans tous les autres, mais principalement parce que j’aÿ remarqué, que vous avez fait mention de temps, en temps dans vos Nouvelles de cette fameuse querelle [10] ; si vous l’avez receu peutestre par une autre voÿe, je vous prie de le vouloir donner de ma part à Mr le receveur Paets [11], à qui je suis redevable de vôtre connoissance, que je prefere à bien des choses.

Quand vous me voudrez faire l’honneur de me donner de vos Nouvelles, je vous prie de les addresser à Mr Mouwen, secretaire de l’ambassadeur d’Hollande ; cependant si je vous peu[x] estre utile icÿ en aucune maniere, je vous prie de disposer librement de ma personne, et de croire que je suis plus qu’aucun autre

Monsieur vôtre treshumble, et tres obeïssant serviteur
Johan de Witt

A Paris le 25 me janvier 1686. •

Notes :

[1Le jeune Johan de Witt à l’ambassade hollandaise à Paris est le fils unique du grand Johan de Witt. Après des études à Leyde, Johan le fils (1662-1701) voyagea en France « pour voir la cour », et obtint à Fontainebleau un passeport qui lui permit de prolonger son voyage en Italie. Il se rendit également en Sicile et à Malte. En 1688, il fut nommé secrétaire de la municipalité de Dordrecht, la ville d’origine des De Witt, mais ses racines familiales semblent avoir constitué un obstacle à sa carrière. Il se peut également qu’il ait été bibliophile, puisqu’il a constitué une bibliothèque énorme, qui fut vendue après sa mort. Il n’a rien publié. Voir P.J. Blok et P.C. Molhuysen (dir.) Nieuw Nederlandsch Biografisch Woordenboek (Leiden 1914), iii.1469 ; A. Frank-van Westrienen, De Groote Tour. Tekening van de educatiereis der Nederlanders in de zeventiende eeuw (Amsterdam 1983), p.120, n.94. Il remercie Bayle de lui avoir fourni des lettres de recommandation auprès de ses amis parisiens : celles-ci ne nous sont pas parvenues.

[2Bayle avait publié une lettre élogieuse de Gijsbert Kuiper sur la carte de la Tartarie établie par Nicolaas Witsen dans les NRL, octobre 1684, art. VI. Voir aussi Lettre 506, n.1, où Bayle fait état de cette demande de Johan de Witt dans une lettre adressée à Gijsbert Kuiper.

[3Comme on voit par la formulation de Bayle dans sa lettre à Kuiper du 31 janvier (Lettre 506), le texte désigné comme « dissertation latine » est la lettre latine de Kuiper qui présentait la carte de Tartarie dans les NRL, octobre 1684, art. VI.

[4Entre 1680 et 1688, l’ambassadeur hollandais à Paris était Guillaume, baron de Wassenaer-Starrenburg (1649-1723), dont le secrétaire se nommait Christophe Mouwen (1648/9- ?) : voir O. Schutte, Repertorium der Nederlandse vertegenwoordigers residerende in het buitenland, 1584-1810 (Den Haag 1976), p.24-25.

[5Nous ne saurions identifier cet auteur, puisque Johann de Witt ne donne pas de précisions quant à l’ouvrage envoyé à Bayle.

[6François Bernier : sur lui, voir Lettre 101, n.30.

[7Marguerite Hessein de La Sablière (1636-1693) tenait un salon à la Folie-Rambouillet (à l’emplacement des numéros 160 à 176 de l’actuelle rue Neuve des Petits Champs, autrefois rue de Charenton). Pendant une vingtaine d’années, elle fut la protectrice de La Fontaine, qui lui adressa un Discours en vers célèbre, où il ridiculise la théorie cartésienne des animaux-machines et se déclare favorable à la philosophie de Gassendi. D’après les noms qu’il cite dans sa lettre, on peut penser que Johan de Witt avait été invité au salon de M me de La Sablière, fréquenté par François Bernier et par une foule d’écrivains et d’intellectuels éminents, parmi lesquels, à cette époque, plusieurs lecteurs de Bayle : Jacques Rohault, Guillaume Chaulieu, Nicolas Boileau-Despréaux, Fontenelle, Claude-Emmanuel Lhuillier, dit Chapelle, François d’Usson, sieur de Bonrepos, Gédéon Tallemant des Réaux, Paul Pellisson, Isaac de Benserade, Pierre-Daniel Huet, Valentin Conrart, Charles Perrault, le mathématicien Joseph Sauveur. Bayle était aussi en correspondance avec le fils de M me de La Sablière, Nicolas de Rambouillet, sieur de La Sablière : sur lui, voir Lettre 320, n.1.

[8François d’Usson, marquis de Bonrepos (1650-1719), frère cadet de Salomon d’Usson , était converti au catholicisme depuis quelques années déjà et avait été nommé intendant général de la Marine et des Armées navales : voir Lettres 250, n.53, 253, n.11, et 275, n.13. En novembre 1685, il avait été nommé lecteur de la Chambre du roi sur la démission de l’ abbé de Dangeau : voir le Mercure galant, novembre 1685, p.324. Lieutenant général de la Marine depuis 1679, et intendant général de la Marine en 1683, il devait être également ambassadeur en Hollande (en 1685, puis en 1697), à Londres (1687) et au Danemark (1693). Il rentra en France en 1699.

[9Sur « l’affaire Furetière », voir Lettre 21, n.12.

[10Voir NRL, février 1685, art. VI, mai 1685, art. VII. Bayle devait profiter de l’envoi de son correspondant pour insérer une mention du Second factum de Furetière dans les NRL, février 1686, art. III, in fine.

[11« M. le receveur Paets » est Adriaan Paets le fils (1657-1712), ontvanger-generaal (receveur général) de la Chambre rotterdamoise de la Compagnie des Indes orientales. On désignait généralement cette Chambre comme « De Admiraliteit van de Maze », et la Compagnie hollandaise des Indes orientales comme la « VOC » (« De Vereenigde Oost-Indische Compagnie »). De 1702 jusqu’en 1713, le fils Paets fut président ( bewindhebber) de la Chambre rotterdamoise. C’était évidemment un poste d’importance et extrêmement profitable : en 1713, on estima sa fortune 320.000 florins. Parmi les peintures de sa collection se trouvaient deux tableaux célèbres de Johannes Vermeer, Le Géographe et L’Astronome, qui avaient été acquis par son père.

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