Lettre 522 : Jacques Laverny à Pierre Bayle

• [Franeker, le 25 février 1686]

Monsieur

N’ayant pas l’honneur d’être dans vôtre connoissance [1], il semble que je ne saurois me servir d’un moyen plus propre, pour m’y insinuer, qu’en faisant paroître quelque ouvrage qui me rendit digne de trouver place dans vos Nouvelles de la republique des lettres ; parce qu’il est certain que vous faites extremement de l’honneur aux auteurs, les faisant toûjours paroître par le plus beau côté dans les extraits que vous faites de leurs productions. La profession même que je fais de la medecine m’y inviteroit par l’abondance des matiéres qui sont du ressort de cette s[c]ience ; mais outre l’insuffisence que je me sens de paroître parmi les Lumieres de ce siecle, je suis l’homme du monde qui aspire le moins à la qualité d’auteur : aussi bien ne manquons nous pas de ces sortes des gens dans le temps où nous sommes.

Je souhaiterois seulement qu’il s’en fut trouvé quelcun depuis vos Nouvelles de fevrier de l’année precedente qui se fut appliqué serieusement à donn[e]r de bonnes raisons sur un fait raporté dans une lettre qui vous fut envoyée de Haerlem [2]. Un jeune de quarante jours merite bien ce me semble, qu’on examine s’il est possible sans miracle ou sans supercherie : mais le soin qu’on a eu d’observer cet insigne visionnaire ne permettent [ sic] pas qu’on le soupçonne d’être l’auteur de quelque tromperie ; et pour ce qui est du miracle, il est certain qu’on aimeroit mieux le faire dans ce païs ici, que de se tirer d’affaires en recourant à cette voyë ; tant il est vray que les evenements surnaturels ÿ ont à faire avec des pirrhoniens fort difficiles. Il fairoit donc beau voir quelque medecin avec le secours de son art reüssir à diminuer l’admiration que cet evenement si extraordinaire nous donne. Peut-être ne trouve-t’on pas que cette lettre l’ait circonstantié de toutes les particularités necessaires pour rendre ses conjectures les plus vraisemblables. Cela pourroit bien être ; mais outre qu’il n’auroit pas été difficile de s’en instruire à fond, on en a touché, si je ne me trompe, d’assez essentielles pour aider à dire quelque chose de raisonnable : par exemple que cet homme étant né d’une femme qui n’avoit pas l’esprit en bonne assiette, étoit luy même sujet à des paroxisme[s] d’hypocondre ; secondement qu’il se trouva engagé dans une rencontre dont la suite luy causa de grandes fraÿeurs, / ce qui fit si fort empirer la maladie de son esprit que ce miserable ensuite vouloit passer pour le veritable messie ; et qu’enfin son opiniatreté à jeuner pendant quarante jours, • pour prouver cette extravagance, n’empecha pas qu’il ne voulut fumer du tabac. Sur quoy je serois bien aise qu’on luy eut representé que son abstinence n’avoit rien de commun avec celle de Jesus Christ, puis que celle cy rejettoit entierement l’usage de toutes choses ; mais que la sienne étoit fort imparfaite, d’autant qu’il vouloit bien s’accommoder d’une chose qu’on sait fort propre à soûtenir les forces : ce qui pût être l’auroit piqué d’honneur et qu’en affectant de ne rien oublier pour persuader ses delires, il seroit tombé dans une diminution des forces, d’où il eut bien voulu revenir en satisfaisant à la nature. Il faut pourtant âvoüer que son aliment n’étoit pas fort solide, bien qu’il le soit beaucoup plus que celuy de ce sacrificateur, qui, au raport d’ Hermolaüs, vecut non pas quarante jours mais quarante années en ne se repaissant que de ce qui fait la nourriture ordinaire du cameleon [3]. Et si nous en croyons Deccarchus [4][,] Pitagore vecut bien quarante jours sans rien prendre, mais aussi luy en couta-t-’il la vie. Il a donc servi de beaucoup à ce frenetique d’avoir appris à fumer pour s’en servir fort à propos dans sa quarantaine d’abstinence, pour ne pas la finir à la maniere de ce philosophe. C’est aussi cette utilité du tabac pour suplément de nourriture que je tacheray de prouver dans la suite, aprez avoïr fait precedé quelques autres considerations et avoir averti que ce que je m’en vais debiter sur ce prodige, ne part pas d’un esprit qui presume jusqu’au point de croire que ses raisons naturelles auront toute la probabilité requise pour meriter qu’on ÿ aquiéce ; mais c’est plûtot, je vous assure, pour donner le branle à quelque autre et quand même il ne s’y determineroit au commencement qu’avec la pensée de me contredire, il n’importe, pourvu qu’il reüssisse dans la suite à dire quelque chose de plus vraisemblable.

Pour ce qui est de moy je n’entreprends pas de discourir sur ceci par la partie qui interesse la t[h]eologie, je me contente d’en traiter en qualité de medecin ; sans conter que celuy qui s’en aquiteroit bien à ce dernier égard, mettroit par là hors de toute atteinte le miracle du jeune de Moÿse, d’ Elie et de J[ésus] C[hrist], parce qu’on peut defier hardiment tous les medecins d’expliquer ceux cy en n’y faisant intervenir que les forces de la nature, pourvû qu’ils n’oublient pas que les corps de J[ésus] C[hrist] de Moÿse et d’ Elie étoient dans une parfaite santé, que toutes leurs facultez tant naturelles qu’animales étoient entieres et parfaites : ce qui fait qu’il ne faloit pas moins qu’une puissance surnaturelle pour les conserver en cet êtat sans l’usage des choses qui leur étoient absolument necessaires ; au lieu qu’on peut toûjours voir quelcune de ces choses manifestement alterée dans ceux qui nous surprennent par leur longue abstinence.

C’est pour cela que je considere trois choses dans l’usage ordinaire des aliments, la premiere qu’on satisfait par là à son apetit ; secondement qu’on pourvoit à la reparation des forces dont il se fait une continuelle dissipation, ce qui fait tomber dans des foiblesses et des defail / lances ; et qu’enfin l’on entretient l’en-bon-point des parties qui souffrent sans cesse une deperdition de substance. Or s’il étoit possible de montrer comment l’état depravé de l’esprit de cet homme et la fumée du tabac pendant ce long espace de temps ont pû remedier à ces trois inportantes [ sic] necessitez, on fera voir par consequent que cet évenement en est moins digne d’admiration.

Pour cela il est à propos de considerer sur la premiere partie qu’elles [ sic] sont les principales causes qui excitent nôtre apetit sur lesquelles on est aujourd’huy assez bien d’accord, puis qu’on conviënt que ce sont de petites parties, dont la figure aiguë et tranchente [ sic] en incisant et picotant les taniques tres sensibles du ventricule donnent occasion à cette sensation appellée apetit : et on veut que ces particules ayent été en partie deposées dans cette cavité aprez s’être filtrées par les pores des arteres, et en partie restées du residu des coctions precedentes. Ce qui étant reconnu, je trouve que ce levain doit manquer ou être notablement changé dans les cas que nous examinons, par cette raison que s’étant passé quelque temps considerable depuis la derniere concoction, il est necessaire que ces petites pointes se soient entrechoquées, brisées et émoussées d’où il arrive qu’ensuite leur action • est moins inportune à nôtre estomac : aussi éprouvons nous que quand le temps de nos refections periodiques est arrivé, la nature demende sa ration ordinaire, mais si nous pouvons l’amuser, pour ainsi dire, en divertissant l’attention que nous avons à ce picottement pendant quelque intervalle considerable, nous sentons bien moins cette vellication* ; et l’usage des aliment[s] nous devient presque indifferent. Or ces raisons sont fortifiées par plusieurs autres à l’égard de ce frenetique des qu’il eut passé le temps ordinaire sans rien prendre : pour cela il est necessaire de considerer la nature de sa maladie, je l’appelle maladie, parce que j’estime que bien que souvent les egarement[s] d’esprit (dont il y a diverses sortes) se remarquent dans ceux qui nous paroissent parfaitement sains en toutes les parties de leurs corps ; si est-ce qu’il faut qu’il y en ait quelcune mal disposée qui soit la cause de toutes leurs actions ridicules ; il y a même bien lieu d’accuser celle qui sert de siege au sens commun. L’auteur de la lettre de Haerlem l’appelle frenetique et melancholique ; ce qui m’a d’abort fait pensé [ sic] qu’il devoit être sujet à des visions sonbres et à des saillies que nous appellerions d’hypocondre : cette terreur excessive que luy causa la suite malheureuse de sa querelle me confirme dans la pensée que c’étoit là le foible de son esprit. Et je ne say si je serois fondé à pousser ma conjecture jusqu’à prendre le blaspheme de ce miserable en se disant le vray Messie pour un effet de sa terreur immoderée, s’étant peut être persuadé que c’étoit un moyen d’éviter la punition qu’il croyoit avoir meritée, en s’attirant la veneration qu’il s’imaginoit être deuë au miracle qu’il se proposoit de faire.

Ce qu’il y a du moins de certain, c’est que ces etranges phenomenes servent à prouver par deux raisons assez solides que, pendant que ce mal-heureux étoit travaillé de ces cruels symptomes, il ne pouvoit pas l’être beaucoup de la faim ; car premierement il n’y a personne qui ne sache qu’un sang grossier, aduste* et peu fluide (tel qu’il faut le supposer icy) / n’est guere propre à fournir ces petites parties aiguës et tranchantes dont nous avons parlé ci dessus : je ne voudrois pas neanmoins nier qu’il ne s’y en soit trouvé quelque peu : mai[s] je soutiens qu’elles ont deu être sans effet ou qu’elles n’ont peu agir que trop foiblement pour luy faire naître quelque desir de manger, en étant toûjours detourné par sa pensée dominante et sa resolution entetée de jeuner quarante jours, et c’est la deuxieme raison ; je ne doute pas qu’elle ne paroisse de quelque force à ceux qui savent que parce que nous ne pouvons avoir deux sensations • en même temps, il faut que nous soyons toûjours susceptibles de la plus forte. Mais peut être prendra-t-’on pour un paradoxe que j’appelle la folie de cet homme une sensation forte, cependant c’est là mon sentiment ; et j’estime que toutes les extravagances et les maladies de l’esprit sont proprement des sens internes, ou des passions immoderées qu’on n’a pas pris soin de regir par la force de la raison ; en sorte par exemple que la fureur ou la manie seront le comble de la temerité, de la colere ou de quelque autre passion violante ; l’imbecilité au contraire, la betise et la fatuité • proviendront d’un excez de douleur et de tristesse : aussi voit on toûjours l’alienation d’esprit avoir raport aux choses, pour lesquelles • la passion, qui lui a donné naissance, avoit du panchant. Si cela est, il n’y a pas grand lieu de s’etonner, ce me semble, que nôtre visionnaire ait été comme insensible aux necessitez de son estomac, par ce que sa forte passion effaçoit non seulement toutes les impressions qui lui venoient de cette partie ; mais encore faisoit qu’il se pouvoit derober à toutes les idées de manger, de viande et de toute sorte de nourriture.

Pour donner quelque poids à ceci, il faut remarquer que la partie de nôtre ventricule la plus sensible aux lancinations du ferment est son orifice superieur pour raison d’un petit nerfs [ sic] qui l’entoure, lequel est un rameau de la sixieme paire ; et c’est cette même paire que tous les anatomistes savent être destinée aux mouvements involontaires, comme la systole et la dyastole dans le coeur, le mouvement peristaltique des intestins etc. : par cette même raison ils attribuent à ce petit nerfs la faculté d’entretenir nos passions, d’où vient qu’elles se ressentent toûjours de la maladie qui afflige quelque partie de nôtre corps à cause de ce petit nerf, qui est comme un canal de communication entre cette partie et le cerveau ; et reciproquement cette partie doit porter les marques de la passion qui nous possede, sur tout lors qu’elle y [a] d’elle même quelque disposition, ayant donc prouvé que l’estomac de cet homme là n’étoit pas en fort bon état par le defaut de ce levain si necessaire pour exciter la faim, je puis conclure encore que par son entetément à vouloir jeuner il s’est peu garantir des inportunitez de son estomac.

Il faudroit icy determiner precisement de quelle passion cet insensé étoit le plus souvent travaillé, pour montrer d’autant mieux que son naturel n’étoit / pas d’être famelique : mais il est difficile de rencontrer juste parce qu’on s’est contenté d’appeller son mal melancholie, ce qui peut signifier qu’il avoit du penchant à la tristesse, ou à la crainte, ou à la foiblesse, ou bien à la deffiance et à quelque autre de cet ordre. Je conjecture neanmoins que la tristesse étoit sa plus inseparable compagne, et qu’à cause de cette disposition il étoit fort susceptible de crainte et d’horreur, comme il parut par le coup malheureux qu’il donna à son beau-frere : ce que j’ay remarqué aussi dessus par raport à son mal extraordinaire et que je repete encore icy par raport à son temperament et à sa constitution naturelle. Et je ne doute point que pendant le progrez de sa folie, il n’ait souvant été, et pour peu de chose • même saisi d’horreur : c’est ce que je souhaiterois avoir apris parce que je tiens qu’un homme qui a bîen peur n’a guere envie de manger : nous en avons un exemple au vint-setiéme des Actes où s[ain]t Paul exhorte ses compagnons de voyage de prendre quelque nourriture aprez avoir demeuré quatorze jours à jeun sans rien prendre [5]. Je ne doute pas qu’il ne faille prendre ce passage à la lettre quoy qu’en ayent pensé de grands hommes, car les paroles y sont precises ; il est vray que la longueur du temps s’oppose à la creance ; et qu’Hypocrate n’a pas crû luy même qu’on peut vivre sans aliments plus de sept jours ; mais il faut entendre cela d’un homme qui se porteroit bien, au lieu que l’experience nous apprend tous les jours qu’on peut bien al[l]er au delà quand on est malade ; or il est certain que la peur est une grande maladie.

Mais ce n’est pas tout, comme cet évenement est extraordinaire, il faut chercher toutes sortes de preuves pour le trouver moins merveilleux. Voyons un peu si son opiniatreté lui doit tenir lieu d’une reguliere abstinence ; pour moy je pretends que non, et qu’ayant pris du tabac, il est censé avoir pris quelque nourriture : j’avoue qu’elle n’est pas fort succulente, et que j’aimerois mieux faire careme à la romaine que de ne me repaître que de fumée [6] ; cependant c’est un bon restaurant, si nous en croyons la plus part. J’en crois même quelque chose : mais pour en être persuadé, examinons un peu cette plante. Il est certain que de sa nature elle a beaucoup de petites parties grasses, visqueuses et souffrées, ce qui est deja une condition qu’on reconoit fort propre à émousser l’apetit. Cela est si certain que les aliments que nous prenons tous les jours n’ont plus ou moins cette proprieté là que par le plus ou moins de ces parties qui les composent et qu’il faut beaucoup moins des viandes bien grasses et oleagineuses pour rassasier un estomac affamé que de celles qui sont arides et sans suc : c’est pour cela qu’à ceux qui sont travaillez de la boulimie, on ne trouve pas de meilleur expedient que de les servir avec des mets dont la substance seroit fastidieuse pour d’autres à force de graisse ; la rai / son de cet effet n’est pas difficile, car on comprend assez naturellement qu’entre des petites parties aiguës et tranchantes d’un côté, comme sont celles du levain, et des inégales, rares et branchuës de l’autre, qu’on attribuë aux souffrées, il se fait bien tot un melange qui ne tend pourtant qu’à la destruction des deux parties, c’est-à-dire que les parties coupantes de l’acide ébranchent continuellement les autres. Tout cela ne se fait pas neanmoins sans verifier l’axiome agendo repatiuntur [7], jusqu’à ce que tout soit converti en une substance homogenée. Pendant tout ce petit combat le ventricule qui est comme le champ de bataille a du relache, et n’est point travaillé par les piqueures continüelles du ferment ; voilà justement l’effet qu’on peut presumer de la fumée du tabac : il est vray qu’une ou deux pipes de cette plante resoute en fumée ne semble pas suffisante pour donner de l’exercice à cet acide si actif ; mais aussi avons nous prouvé qu’il ne pouvoit pas y en avoir beaucoup de celuy cy dans le cas que nous examinons. On pourroit encore dire que quand on fume, on ne fait pas descendre la fumée dans l’estomac ; mais qui voudroit repondre que ce fantastique n’en ait pas avalé quelque bouchée ? Du moins est il certain qu’il avaloit sa salive laquelle ne pouvoit qu’être impregnée de cette fumée. Il est certain qu’outre ces particules souffrées qui predominent dans la nicotiane, il y en a beaucoup de salines : cette acrimonie qui se fait sentir si manifestement au palais et à la langue en peut servir de preuve, mais les cendres qui restent dans l’embouchure de la pipe aprez qu’elle a été consumée en sont une convaincante pour ceux qui savent les mettre en usage pour en faire une certaine poudre à blanchir les dents. Il faut avouër que ces sortes d’élements, ou des particules, si l’on veut, rigides et pointuës ne favorisent pas la propriété d’émousser l’apetit que nous avons attribuée aux particules souffrées ; en sorte que si celles cy produisent cet effet, les autres aussi en produiront un tout contraire. J’avouë sans même expliquer le comment que l’experience de quelques uns le confirme ; • cependant pour resoudre cette difficulté, je prie de remarquer que de ces parties salines du tabac il y en a de volatiles et de fixes, celles du premier ordre peuvent facilement être entraïnées avec les souffrées que l’action du feu separe des plus terrestres ; mais que celles ci ou les sels fixes demeurent au fond comme des restes de ce petit incendie. Cela étant posé, on n’a pas de la peine à comprendre que les sels subtils et volatiles pourront bien aiguiser l’apetit de quelques uns, savoir de ceux qui ont le gosier et l’orifice superieur de l’estomac tres sensible, sur tout de ceux qui n’ont pas fait un long usage du tabac ; il n’en va pas de même de ceux qui en font leurs delices ordinaires, parce que par une longue pratique ils ont pour ainsi dire converti en calus* leur palais, leur langue, leur gosier et leur ventricule, du moins au regard de ces sels volatiles, dont ils ne sentent nullement l’action. De là vient que les grands fumeurs sentent une douceur tout-à-fait delicieuse en fumant, sur-tout s’ils se frottent le palais avec quelques goutes d’esprit de vi / triol ; au lieu que les novices apperçoivent en fumant une acrimonie insuportable. Voilà ce que j’avois à remarquer sur le defaut de ce fou opiniatre.

Pour suivre l’ordre que j’ay marqué au commencement il faut que je face voir presentement comment cet insensé a peu jeuner quarante jours sans tomber dans des syncopes continuëlles. Je sens bien que cette partie est la plus difficile. Tout le monde sait que la vie de l’homme a quelque raport avec une lampe qui brule ; et que de même que celle cy ne fait pas son office sans huile, la vie aussi ne s’entretient que par un usage continuël d’aliments. Bien que la lampe ne contienne pas toute la quantité d’huile qu’elle peut elle brulera neanmoins jusqu’à la derniere goute, mais ce ne sera qu’en rependant une lumiere fort faible. Par la même raison si les humeurs de nôtre corps ne sont pas dans la quantité et la qualité requise, nôtre vie en sera mal saine et sujete à des defaillances : cependant on nous apprend que cela ne s’est pas remarqué pendant tout le jeune de cet insensé. Pour trouver cecy moins embarassant, je croy qu’il ne faut pas suivre le sentiment de ceux qui estiment que dans l’espace de quarante jours toutes les humeurs de nôtre corps se renouvellent entierement, sans que dans la seconde quarantaine il en reste aucune portion de la premiere ; car si cela étoit, il faudroit que le fou qui nous donne cet exercice eut été à la fin de son jeune sans sang, sans esprits animaux [8], sans sentiment et sans vie. Pour trouver donc quelque raison de ce que le contraire est arrivé, voici ce que je pose : que la sincope (qui n’est qu’une diminution notable de l’effervescence qui se fait dans le coeur en vertu de laquelle toutes les autres parties du corps reçoivent l’esprit vital dont elles ont besoin) peut arriver ou par une trop grande affluence des esprits animaux dans le coeur qui ferment en telle sorte ses ouvertures que sa chaleur en est suffoquée en partie, mais non pas entierement, ce qui seroit la mort comme a fort bien remarqué Descartes en quelque endroit de ses Passions ; ou bien encore la pamoison peut venir d’une trop grande disette de ces esprits aprez une grande dissipation ; ou enfin par une fixation des mesmes esprits ce qui les rend incapables de se debarasser pour aller faire leur fonction dans le cœur [9].

On ne demande pas apparament que je face voir comment les defaillances au premier sens n’ont peu avoir lieu dans cette occasion, par ce que de ce que j’ay supposé que son sang étoit grossier et prouvé qu’il étoit inepte à fournir des parties subtiles pour le levain de l’estomac, de cela, dis je, il semble suivre qu’il n’étoit guere propre à fournir beaucoup de matiere pour la generation des esprits. C’est donc en repondant à cette dificulté que je dois faire voir au second et au troisieme sens pour quoy cet homme n’a pas été sujet aux defaillances. Pour cela j’emprunte encore des preuves de sa folie et de son tabac. L’auteur de votre lettre remarque que la frenesie opere des effets assez surprenants dans le corps de ceux qui en sont atteints, par exemple, elle les empeche de se geler bien qu’ils soient exposez au plus grand froid. La raison en est que la nature fait ses derniers efforts dans cette rencontre, et voicy le / sens de cette proposition ambiguë. Dans la frenesie les esprits animaux sont fort alterez et se mouvant fort irregulierement et d’une maniere fort confuse embrouillent toutes les idées et sont cause que l’ame tombe en delire ; si bien qu’il faut qu’elle s’abandonne à une imagination échauffée, celle cy fait un fort mauvais menagement des esprits les envoyant presque tous dans les parties exterieures, qui n’ont garde de se refroidir pendant qu’elles jouissent de ces petits corps tout de feu. On voit encore d’autres frenetiques faire des actions qui surprennent tous ceux qui les voyent, et qui savent que ces malades hors de tels paroxismes, sont si foibles qu’à peine peuvent ils respirer. Tout cela comme je viens de dire [n’est] que l’effet de quelques foibles forces ramassées : aussi voit on souvant aprez cela ces patients reduits aux abois ou bien à rendre l’ame. Si nous voulions ajuster cette explication à nôtre visionnaire nous n’y trouverions pas nôtre conte parce qu’aprez son grand jeune on ne l’a pas [plus] veu destitué de ses forces au moins notablement : il faut donc qu’elles ayent été bien menagées, puis qu’elles se sont soutenuës pendant tout ce temps là : ce qui nous apprend que son mal étoit fort different des frenesies ordinaires. J’estime donc que le principal siege de son mal étoit celuy du sens commun, à cause de quoy l’ame a toûjours souffert des impressions fort depravées ; mais neanmoins elle a toûjours peu faire une dispersation reglée des esprits, parce qu’elle étoit toûjours attentive au jeune qu’elle vouloit faire, et que pour cela il ne faloit pas faire prodigalité des esprits animaux.

Voilà qui va assez bien, dira-’t-’on, pour la distribution des esprits ; mais pour leur generation, comment • y pourvoira l’ame, puis que c’est une action involontaire et purement automatique de sorte que si la matiere manque comme elle a manqué icy, ou que les ressorts ne soient pas bien disposez il ne se forme pas de tels corpuscules[?] J’avouë que la generation des esprits ne depend pas de nôtre volonté ; et qu’une forte attention y fait plus de mal que de bien ; mais je n’accorde pas que la matiere ait manqué en ce cas icy, bien que les aliments ordinaires n’en ayent pas fourni. Sait on pas que le sang est ce dont les esprits se forment immediatement[?] Il se forme neanmoins une difficulté considerable sur cela, c’est que l’effervescence qui se fait dans le coeur est une condition absolument necessaire pour la production des esprits, et que cette effervescence ne se peut faire sans un concours de differentes parties, et surtout d’acides et salines : s’il est donc vray comme j’ay soutenu en parlant du levain de l’estomac que les humeurs de cet homme ne pouvoient nullement avoir de telles particules, il s’ensuivra qu’il n’y a point eu d’effervescence ni par consequent de matiere pour les esprits animaux. Je reponds succinctement à la mineure de cet argument que bien qu’ordinairement et dans un etat de parfaite santé l’effervescence du coeur depende de differentes sortes des particules, et surtout d’acides et de salines, il ne s’ensuit pas que toûjours et dans un état contre nature comme nous avons icy, le sel et l’acide soient absolument necessaires, parce qu’il suff / it que les particules qui se fermentent soient d’une telle figure que les unes se puissent unir avec les autres en interceptant le cours de la matiere subtile ; car c’est là proprement la cause de toute effervescence : or je ne croy pas qu’on veuille me nier qu’il y a du moins eu de ces particules, et cela d’autant plus que cet homme a pris du tabac d’où j’emprunte encore une raison pour refuter la necessite des defaillances, sur quoy je ne diray pas grand chose ; car si ce que j’ay dit pour prouver que le tabac a peu emousser son apetit, a quelque fondement, il en aura pour prouver que la fumée de cette plante a peu fournir de la matiére à la generation des esprits dans le coeur, étant certain que ce qui sert d’aliment à l’esprit en sert aussi pour le coeur. Je remarque donc seulement cet avantage que cette forme de nourriture convient beaucoup mieux au coeur qu’à l’estomac, parce que les exhalaisons subtiles du tabac ont • beaucoup plus de convenance avec les vapeurs subtiles du sang dont le coeur est le laboratoire qu’avec le chile dont le ventricule et les intestins sont la boutique. Ajoutez à cela que ces sels volatiles dont nous avons deja parlé sont d’une grande utilité pour contribuer à la rarefaction du sang, et par ce moyen à la generation des esprits. On voudra peut être dire que ces particules ne sauroi[en]t se rendre jusqu’au coeur quand les voyes ordinaires sont mal disposées, commes elles étoient en cet homme là, ce que les symptomes qui luy survinrent aprez qu’il eut commencé à rompre son jeune verifient assez. Je ne disconviens pas de l’indisposition des passages ordinaires, ils s’étoient apparemment rendus fort ridez et etroits ; mais il ne faut pas qu’on s’imagine que des vapeurs subtiles ayent besoin des passages fort dilatez : et quand même ils auroient été entierement bouchez, les pores pouvoient suffire à cela principalement ceux des extremitez des veines du ventricule ; par où étant entrées dans ces petits vaisseaux et confondües avec le sang qui doit retourner dans le coeur, elles ont peu facilement ÿ être portées. Enfin s’il a avalé quelque peu d’eau, comme je n’en doute pas, il s’est procuré un plus grand avantage qu’on ne pense d’abort, puisque cela a servi à conserver le sang en une fluidité qui luy est necessaire afin qu’il puisse circuler plus librement et ainsi l’empecher de s’épaissir. Il faut pourtant croire que la consistence de son sang et des autres humeurs s’il y en avoit, étoit fort alterée, et qu’ils devoient avoir beaucoup perdu de leur fluidité. J’ay dit s’il y avoit d’autres humeurs parce que je tiens que ce sang ne pouvoit avoir que tres peu des particules heterogénées : mais qu’inporte ? Pourvu qu’il ait peu circuler. De ce que les parties de ce sang étoient homogenées, je remarque encore ceci, savoir que les esprits qui en provenoient en étoient et plus uniformes et plus égaux, qualité fort propre non seulement à faire persister cet homme dans ses reveries ; mais encore qui empechoit une grande dissipation des esprits, parce que vrai-semblablement ils devoient être plus grossiers qu’à l’ordinaire. Cela me conduit au troisieme inconvenient qu’il y avoit lieu de craindre par le deffaut de nourriture. /

Comme l’en-bon-point et la conservation des parties depend[ent] principalement d’une apposition des particules loüables des aliments, qui viennent occuper la place de celles qui se dissipent continuellement, on a sans doute de la peine à comprendre comment dans ce jeune de quarante jours, il ne s’est pas fait une grande extenuation des parties, puis que ce visionnaire n’a point pris de quoy fournir ces petits supplements à ses parties. Je trouve la cause de cet evenement dans son âge, dans sa maladie, dans la constitution des esprits animaux et du sang, et enfin l’eau et le tabac n’ont pas êté des choses inutiles. On nous apprend que cet homme avoit quarante-un an[s], d’où je conclus qu’il ne souffroit pas une si grande diminution des parties, que s’il avoit été beaucoup plus jeune, n’y ayant personne qui ne sache que la substance d’un corps qui a cet âge est beaucoup plus solide et compacte qu’en un âge tendre, auquel les chairs sont rares et moles. Il n’est pas si facile de determiner comment sa maladie a peu contribüer à ceci. Je le soutiens neanmoins par cette raison qu’un si fort entétement à vouloir jeuner l’a empeché d’entreprendre quelque ouvrage fort penible, et d[e] s’abandonner à des mouvements fort violents ; car il est certain qu’il n’y a point des fibres de nôtre chair dont la connexion soit si tenace que de grands exercices ne déjoignent ; tout le contraire est donc arrivé à cause de la vie paresseuse de cet insensé : ses pores par consequent étoient fort resserrez ; d’où s’en est ensuivi que les esprits animaux trouvant des passages moins libres, se sont aussi moins exhalez et cela d’autant plus qu’ils étoient plus grossiers qu’ils n’avoient accoûtumë d’être : sans conter que peut être ils étoient autrement figurez que les pores, à cause de quoy ils ne s’y sont pas criblez comme auparavant ; je n’entreprends pas pourtant de determiner la figure des esprits animaux dans le corps d’un homme fou, puisque personne ne l’a pas encore fait, que je sache, dans celuy d’un homme de bon sang. Le sang avoit encore beaucoup de disposition à concourir à ce rare phenomene ; car comme nous avons remarqué il étoit plus grossier, plus homogenée et moins fluide : cela nous fait comprendre qu’il ne ruisseloit pas au travers des parties avec la même violence qu’auparavant, ce qui faisoit qu’il entrainoit beaucoup moins des particules solides dans son passage. Il ne faut pas oublier que ce sang étant destitué de sels et d’acides, qui sont les principaux instruments de la consomption des parties, celles cÿ aussi en recevoient moins de domage. Enfin je conçois que le tabac et l’eau ont servi de beaucoup dans cette rencontre, celuy là par son soufre, dont les particules branchües sont fort propres à s’appliquer et s’arrêter dans les petits espaces vuides que la transpiration laisse : et non seulement cela, mais par leur moyen encore les parties du sang ont peu être liées, et ainsi empechées d’acquerir un trop grand degre de volatilité. Si quelques particules d’eau ont peu s’y insinuer, com / me il est vrai-semblable, tant mieux encore : cela étoit fort propre pour humecter les fibres des chaïrs et les disposer à recevoir le peu d’aliment[s] qui venoient de la fumée du tabac.

Pour ce qui est des symptomes survenus lors qu’il commença à manger, il seroit bon qu’on en • eut marqué un plus grand nombre ; peut être qu’on en auroit allegué quelcun plus propre à traiter heureusement cette matiere que ceux qu’on nous raporte. Les do[u]leurs et les dif[f]icultez de se decharger qu’on remarqua justifient sur tout que ce miserable n’avoit pas seulement jeuné en idée, mais réellement et de fait. Je n’insiste point sur ces accidents, parce qu’ils sont des effets de son abstinence, et ce n’est pas ce que je cherche ; c’est plûtot à en trouver quelque cause : je ne say si j’en ay touché quelcune, et • je douteray même que mes conjectures meritent de trouver place dans vos Nouvelles [10], jusqu’à ce qu’elles ayent passé par vôtre jugement : je vous prie que la sincerité de cet aveu me rende digne de prendre la qualité

Monsieur de vôtre tres humble et obeïssant serviteur

 
J. Laverny

A Franequer le 15/25 fevrier 1686 •

Notes :

[1Jacques Laverny, médecin réfugié à Franeker, devait s’installer par la suite à La Haye et assister, en 1713 et en 1719, aux synodes wallons au titre d’Ancien de l’Eglise de Voorburg.

[2Lettre 385 du 12 février 1685, de la part de Lambert Groen, ministre hollandais de Haarlem : NRL, février 1685, art. VII.

[3Nous n’avons pu localiser l’anecdote d’ Hermolaüs. Le caméléon est essentiellement insectivore, mais d’après la légende il se nourrit d’air.

[4Dicéarque, philosophe né à Messène, en Sicile, vers 376, fut l’élève d’ Aristote et de Théophraste. Laverny le cite d’après Diogène Laërce, Vies des philosophes, VIII, « Pythagore », 40.

[5Actes des Apôtres 27, 33-34.

[6Laverny entend : « Je préfère observer un jeûne strict plutôt que fumer du tabac. »

[7« en agissant elles sont l’objet d’une action en retour », c’est-à-dire que leur action provoque une réaction.

[8Les « esprits animaux » sont « les plus vives et plus subtiles parties du sang, que la chaleur a raréfiées dans le cœur » et qui « entrent sans cesse en grande quantité dans les cavitez du cerveau » : elles sont ainsi à l’origine du mouvement qui déclenche les « passions ou sentiments de l’âme » – qui sont des « perceptions, ou des sentimens, ou des émotions de l’âme » – dans la physiologie mécaniste de Descartes : « Car ce que je nomme ici des esprits, ne sont que des corps, et ils n’ont point d’autres propriété, sinon que ce sont des corps tres-petits et qui se meuvent tres-vite, ainsi que les parties de la flame qui sort d’un flambeau : En sorte qu’ils ne s’arestent en aucun lieu ; et à mesure qu’il en entre quelques uns dans les cavitez du cerveau, il en sort quelques autres par les pores qui en sont sa substance, lesquels pores les conduisent dans les nerfs, et de là dans les muscles, au moyen de quoy ils meuvent le corps en toutes les diverses façons qu’il peut être meu. » Voir Descartes, Les Passions de l’âme, art. X, éd. G. Rodis-Lewis (Paris 1970), p.72-73.

[9Voir Descartes, Les Passions de l’âme, II e partie, art.122 : « La pasmoison n’est pas fort éloignée de la mort, car on meurt lorsque le feu qui est dans le cœur s’esteint tout à fait : et on tombe seulement en pasmoison, lorsqu’il est étouffé en telle sorte qu’il demeure encore quelques restes de chaleur, qui peuvent par apres le rallumer... ».

[10Bayle ne publia pas cette lettre dans les NRL : il est possible qu’il ait envisagé de la publier dans un recueil de Nouvelles extraordinaires, qui ne vit jamais le jour : voir Lettre 511, n.3 ; ou bien tout simplement qu’il n’ait pas apprécié cette explication mécaniste fort simpliste du jeûne prolongé.

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