Lettre 525 : François Bernier à Pierre Bayle

[Paris, le 28 février 1686]

Monsieur,

Nous-nous sommes acquitez de vostre commission [1] avec autant de diligence et de soin qu’il a esté possible ; il est vray qu’il manque un livre qui est le 3 e tome des Lettres de D escartes  [2], mais comme il ne vaut pas 50 s[ols] je n’ay pas trouvé à propos d’en donner 9 l[ivres] t[ournois], peutestre le trouvera-t’on chez nos regrateurs*. Vous en avez pour vos 57 l[ivres] t[ournois] sans conter quelque menu graphignage* qu’on n’a pû eviter, nous avons veu charger et partir le petit ballot [3], et il doit presentement estre entre les mains de Mr Parmentier marchand à S[aint] Valery [4], auquel j’ay ecrit de le faire tenir au plutost à Mr Maurice marchand à Roterdam [5] suivant vostre ordre ; ne vous pressez point s’il vous plaist, et pour cause, de nous faire rembourser. Je ne sçais si Madame de La Sabliere vostre bonne amie a bien fait et pour elle, et pour moy d’avoir donné à Mr de Bonrepos vostre lettre, et quelques pistoles dont elle vous prie de luy achepter quelques livres [6] ; ces Messieurs les envoyez des princes tardent quelquefois plus dans leurs voyages qu’ils ne pensent, je n’entens encore point dire qu’il prenne la route d’Hollande, il me devoit apporter 25 ou 30 exemplaires ebarbez* et battus de mon petit livre [7] que j’attens avec impatience, et il en devoit donner 15 ou 20 s[ols] de la piece selon qu’il plairoit à Mr Desbordes[.] Si cependant il luy estoit possible qu’il en fist passer quelques uns par une autre voye que par la poste, vous auriez la bonté de les luy payer à sa volonté ; en tout cas, lassé d’attendre je le prie de m’en envoyer desormais à chaque ordinaire* deux feuilles jusques à la concurrence d’un livre entier dont j’ay les deux premieres feuilles qui me coûterent, si j’ay bonne memoire, 55 s[ols] de port, ce qui me rebuta ; tout le monde m’en demande depuis ce que vous en avez dit dans les Nouvelles de decembre [8], il est deja par avance dans l’estime de nos sçavans qui sont persuadez que jamais homme n’a mieux sceu que vous penetrer le fond d’un livre, et luy donner son juste prix, mais ils ne sçavent pas ce que je leur diray pour sauver vostre honneur à mon egard, que vous estes du moins aussi bon amy que bon juge ; cependant je suis seur que je ne leur osteray pas de la pensée que jamais homme ne reconnut mieux le fort et le foible d’un autheur que Monsieur Bayle, et que personne n’a jamais mieux entendu la langue, ni ecrit plus finement[.] Ce qui me fasche c’est que tout cela n’aboutit à rien, pas mesme à pouvoir faire entrer librement / vos Nouvelles [9], voila des volontez fort efficaces ! Apres tout je vous puis assurer que vous avez icy de tres bons amis qui vous estiment, qui vous aiment, qui voudroient bien vous servir, qui ne sont pas mesme sans pouvoir, et qui vous vous voudroient bien icy, mais c’est un etrange homme, leur dit-on, que vostre Monsieur Bayle, dans son livre des cometes, et dans tout ce qu’il ecrit l’on y voit veritablement la finesse de Mr Pascal, mais l’esprit et le genie de Montagne se fait connoitre clairement. Admirable maniere de blasmer les gens ! Adieu, je suis ravy de la justice que l’Academie de Leyde rend au merite de Monsieur Jurius [10], je souhaite que du moins il vous en arrive bientost autant. S’il y a quelque autre nouvelle commission, ne nous epargnez point.

A Paris 28 fevrier 1686
F. Bernier


Memoire des livres du petit ballot envoyé le 22 e fevrier
Le Dictionaire de Morery [11] fol[io] 2 voll[umes] relié en veau, payé à Mr Tiery [12] 30 lt

Horace 5 voll. et deux fois tome 4 et 5 et Aristophanes [13], payé au dit Mr Tiery 15 lt

La Philosophie de Colbert [14], payé à Mr Michallet 7 lt 10 s.

Tomassin Des philosophes [15], payé à Mr Muguet 2 lt 10s.

Pour l’embalage et le crocheteur qui a porté le ballot 2 lt 10s.
[Total] 57 lt 10s.

Il n’y avoit plus chez Mr Tiery que ce seul Morery relié, l’edition estant toute vendue.

On vouloit vendre 9 lt le 3 e tome des Lettres de Descartes [16][.]

 

A Monsieur/ Monsieur Bayle professeur/ de philosophie/ A Roterdam

Notes :

[1Les lettres de Bayle adressées à François Bernier ne nous sont pas parvenues.

[2Il s’agit de l’édition établie par Clerselier : Lettres de M. Descartes, où sont traittées les plus belles questions de la morale, physique, médecine et des mathématiques (Paris 1657-1667, 4°, 3 vol.). Voir C. Adam, « Clerselier éditeur des Lettres de Descartes (1657, 1659, 1667) », Séances de l’Académie des sciences morales et politiques, 45 (1896), p.722-781.

[3Voir la liste des ouvrages du « petit ballot » à la fin de la présente lettre.

[4Nous n’avons su identifier plus précisément M. Parmentier, marchand à Saint-Valéry.

[5M. Maurice : il s’agit sans doute du marchand qui sert d’intermédiaire entre Bayle et Justel : voir Lettre 292, n.2.

[6Sur M me de La Sablière, qui tenait un salon très en vue à Paris, et sur François d’Usson, sieur de Bonrepos, qui s’était converti au catholicisme et avait été chargé de missions navales et diplomatiques, voir Lettre 504, n.6 et 7.

[7Il s’agit de l’ouvrage de François Bernier publié par Desbordes : Traité du libre et du volontaire (Amsterdam 1685, 12°), où il traite des rapports entre liberté humaine et prédestination divine, s’opposant aux cartésiens, aux jésuites et à la prédétermination physique de Malebranche : voir S. Murr, « Bernier et Gassendi : une filiation déviationniste ? », in S. Murr (éd.), Gassendi et l’Europe (Paris, 1997), p.71-114, et S. Murr (éd.), Corpus, 20/21 (1992) : Bernier et les gassendistes.

[8Voir le compte rendu subtil que Bayle consacre à cet ouvrage de Bernier dans les NRL, décembre 1685, art. VII.

[9Sur l’interdiction de la diffusion des NRL, voir Lettre 383, n.4.

[10Il se peut qu’il s’agisse ici du succès qui couronna les efforts déployés par Jurieu pour faire nommer Henri Basnage de Franquesnay comme professeur de la Faculté de droit à Leyde : voir F.R.J. Knetsch, Pierre Jurieu. Theoloog en politikus der Refuge (Kampen 1967), p.201, n.252.

[12Il s’agit certainement de Denis Thierry , l’imprimeur-libraire parisien de la rue Saint-Jacques : voir Lettre 389, n.1.

[14Il s’agit sans doute de la logique publiée par Jacques Channevelle (1620-1699) dans le cours complet de sa philosophie qu’il dédia à Jean-Baptiste Colbert (logique et physique) et à Chrétien François de Lamoignon (éthique et métaphysique). Ce cours se compose de onze petits volumes, exposant successivement la morale, la logique, la physique générale, la physique particulière (théorie du ciel, de la génération et de la corruption ; météores, théorie de l’âme) : Ethica seu philosophia moralis iuxta principia Aristotelis (Paris 1666, 12°, 2 vol.) ; Accurata totius philosophiae institutio iuxta principia Aristotelis (Paris 1667, 12°, 2 vol.) ; Physica universalis iuxta principia Aristotelis (Paris 1667, 12°, 2 vol.) ; Physica particularis iuxta principia Aristotelis, vol. 1-2 (Paris 1669, 12°), vol. 3 (Paris, 1671, 12°) ; Metaphysica generalis iuxta principia Aristotelis (Paris, 1677, 12°, 2 vol.).

[15Louis Thomassin (1619-1695), oratorien, La Méthode d’étudier et d’enseigner chrétiennement et solidement la philosophie, par rapport à la religion chrétienne (Paris 1685, 8°) ; voir le compte rendu dans le JS du 18 février 1686, et dans les NRL, mars 1686, cat. vi, et mai 1686, art. VI.

[16Voir ci-dessus, n.2.

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