Lettre 531 : René Rapin à Pierre Bayle

[Paris, le 8 mars 1686]

 [1]
On scait tres bien que M. Besle n’a pas besoin d’instruction pour dire son jugement sur les livres, il en connoist • bien le fort et le foible : et c’est le jugement qu’il en fait qui donne tant de reputation à La Republiq[ue] des lettres. Mais il y a certaines choses qu’il ne peut pas voir de loin, et qu’il verroit icy de pres qui le feroient quelquefois parler autrement. C’est sur cela qu’on le prie dans le jugement qu’il fera du livre qu’on luy envoye de vouloir bien en consideration de ses amis insinuer dans le sublime qu’on donne à Mr de Turene, qu’il semble que ce n’est que pour louer mieux le Roy que l’auteur a pris plaisir de si bien louer Mr de Turene : que c’est un tour nouveau qu’il a imaginé de faire l’eloge de ce prince, dont les louanges sont épuisées, bien plus beau, en embellissant celuy de ce grand homme. Rien n’est mieux conceu, et plus nouveau, que de relever le merite de ce guerrier pour en faire hommage au Roy en l’aneantissant devant luy, de la maniere dont il le fait.

On voudroit aussy qu’il voulut bien insinuer dans le caractere de M. le prince que l’auteur apres luy avoir donné tout le sublime de l’action par la valeur des armes, luy donne encore tout le sublime du repos et de la gloire qu’il y a [à] en jouir comme fait ce prince ; que ce sublime de la gloire du repos est autant preferable au sublime de la gloire de l’action, à ce qu’il pretend, que l’est le triomphe au combat : • ce qui est evident dans les bienheureux en qui la gloire du repos surpasse celle des combats ; et d’adjouter que ce sublime de la vie privée[,] de la maniere dont il est composé[,] c’est à dire de tout ce qu’il y a de grand dans l’esprit, la raison, la sagesse, la politesse la magnificence pour faire un magnanime achevé et pour composer la grandeur d’ame la plus accomplie, qui ait jamais esté[,] ce sublime[,] dis je[,] ainsy fait surpasse tous les autres : l’auteur / seroit obligé à M. Besle de luy ayder à faire sentir cela afin de contenter ceux qui ne sont pas contans peut estre mal à propos du caractere qu’il a donné à Mr. le prince qui en a esté contan[t] luy mesme, et mieux senty que les autres l’excellence de son sublime.

On voudroit encore que M. Besle voulut dire un mot de M. de Basville conseiller d’Estat[,] intendant de Languedoc [2][,] qui par l’amour qu’il a pour les Lettres • où il excelle et par le talent admirable de la parole, et par la delicatesse de son esprit a donné lieu à ce Traité du sublime [3].

On laisse la liberté à M. Besle de dire ce qu’il voudra pour le reste : en faisant l’abbregé du portrait du Roy et celuy de M. de Lamoignon p[remier] president au Parlement [4] où il trouvera de quoy faire valoir le talent qu’il a à si bien descriffrer [5] les livres.

Il pourroit dire à l’entrée de son discours que rien n’est plus nouveau ny plus original que ce dessein du sublime dans les mœurs : on luy sera obligé de tout : on le prie de loüer M. de Basville de sa probité en le louant de son esprit : le ceur droit l’esprit delicat etc il demande à estre instruit sur • le sublime : jamais on ne l’a fait c’est à dire on a instruit personne d’un si grand • suject ny plus noblement en donnant de si grans exemples. •

Notes :

[1Ecrite à la troisième personne, cette lettre est envoyée avec la Lettre 535 ; sa date est encadrée par celles des deux billets 530 et 534, datés du 7 et du 9 mars.

[2Nicolas Lamoignon de Basville (ou Bâville) (1648-1724), intendant du Poitou depuis 1682 (ayant remplacé René de Marillac à cette date), a été nommé à l’intendance du Languedoc en 1685. Venu du Poitou avec ses fusiliers et ses dragons, il avait succédé, en 1685, à Henri d’Aguesseau. Tout en suivant d’assez près les recommandations courtisanes de Rapin, Bayle évite de mentionner le responsable des terribles dragonnades du Poitou, qu’il associait certainement, pour sa part, à la mort de son frère Jacob : voir Lettre 439, n.4.

[3Du Grand ou du sublime dans les mœurs et dans les differentes conditions des hommes (Amsterdam 1686, 12°). Au moment où la lettre du Père Rapin lui parvient, l’ouvrage avait déjà fait l’objet d’une présentation dans les NRL (février 1686, cat. xii). Le dessein de ce petit livre est nouveau, expliquait Bayle, car jusqu’alors on avait parlé du sublime dans le discours tandis qu’il s’agit ici du sublime dans les mœurs : « […] On nous le montre dans quatre sortes de conditions. 1. Dans la Robe, en la personne de M. le Premier President de Lamoignon. 2. Dans la profession des armes, en la personne de M. de Turenne. 3. Dans la vie privée, en la personne de M. le prince de Condé depuis sa retraite de Chantilly. 4. Dans la vie en public et sur le trône, en la personne du roi Louis XIV. Ces quatre petits panegyriques sont précédez d’un Discours fort delicat à M. de Basville, Intendant du Languedoc, et fils de M. le Premier President de Lamoignon. » Bayle y revient dans les NRL de mars 1686, cat. viii, à propos des Œuvres diverses du R. P. Rapin concernant les Belles Lettres (Amsterdam 1696, 2 vol., 12°) ; il souligne, conformément au souhait du Père Rapin, les louanges décernées à Turenne qui sont destinées à rejaillir sur le roi, et celles destinées à Condé, dont le repos parachève paradoxalement le sublime de l’action. En revanche, il ne donne pas suite aux suggestions relatives à Basville et à Lamoignon.

[4Bayle avait déjà donné d’amples louanges à Guillaume de Lamoignon et en avait reçu une récompense de la part de Denis Talon : voir Lettre 422, n.3.

[5Rapin hésite apparemment entre « descrire » et « deschiffrer ».

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