Lettre 533 : Dethlev Cluver à Pierre Bayle

Londres le 26 fevri[er] 1685/6

 [1]
• Monsieur

L’infiny n’est pas si tost compris, à ce que la censure de vos Nouvelles semble insinuer [2], arduum e[s]t superas evadere ad auras facilis descensus Averni [3]. Neanmoins vous verrez que mon dessein n’est pas d’enfoncer le ciel, come quelqu’uns especialement les ministres et ce[s] gens de la robbe noire se sont persuadez, c’est assez de briser les portes du purgatoire et delivrer le monde de l’incapacité des raisonnemens touchant des choses si • eloignées de la veüe des philosophes. J’ai peu demonstrer que le caractere d’un esprit consiste dans la comprehension de l’infiny, et assurement, le scavoir de l’honme ne meriteroit pas le nom d’une connoissance, si tout estoi[t] renfermé dans les bornes d’une apprehension de si peu d’étendüe.

J’ay eu intention, Monsieur, de vous envoyer au plutost un essay de ces principes dont ma demonstration est formée mais j’ay eu tant d’empechemens domestiques que le temps s’est ecoulé insensiblement • les brouilleries de la Societé r[oyale] pour le choix de deux autres secretaires [4] ont reculé la publication de ces Transactions. C’est deja trop tard pour le mois de mars mais dans les Nouvelles d’avril je vous prie d’inserer mes ascensions [5]. Ces Messieurs de Leipzig [6], • qui desirent toujours de moy la communication des livres et nouveautez qu’on publie icy feront en mesme temps une ample description. Je ne voudrois pas trop charger vos Nouvelles, ayant peur que l’infiny ne soit par trop penible à ces gens là qui n’aiment que de petits traits de galanterie. Pour ce que vous demandez dans vos dernieres lettres de vous advertir en quoy on trouve de manquemens ou fautes parmy vos relations, je vous dresseray une liste quand j’auray un peu plus de loisir, ou quand il vous plaira de faire une seconde edition. /

Ce n’est pas la fidelité d’un extrait ou la bonne expression du sentime[nt] d’un auteur que l’on blame, mais ces jugemens et crit[i]ques volantes qu[e] l’on ajoute font quelque fois un detour, que la moindre circonstance pouroit redresser : par exemple, ce que vous avancez sur l’ Histoire de Mr Burnet dans les Nouvelles de nove[m]br[e] [7] par[oi]t un peu eloigné de l’approbation universelle que vous faites de ce livre là car bien que Mr Burnet soit un homme assez habile mais Ecossois de nation, les Anglois pourtant n’aiment pas qu’un etranger leu[r] veuille enseigner l’estat ecclesiastique de leur pais. C’est la cause que le D r Parker et quelques autres ont commencé d’ecrire quelque chose contre luy [8] et vous scavez que depuis 40 ans les troubles d’Angleterre ont eu toute leur origine de cette arrogance, que les Ecossois ont voulu catéchiser les Anglois, ce qui a causé tant de desordres, que tout le monde en scait les consequences. Mesme on accuse ce Burnet qu’il favorise trop les presbyteriens, et que le dessein de son livre n’est que de montrer qu’on se peut passer du gouvernement episcopal [9]. Il est vray que vous dites que la Chambre basse et quelqu’unes de la haute ont approuvé le livre dans ce temps là, mais il faut scavoir, que c’estoient des factionaires et des rebelles, de ceux qui etoient addonnés à Monmouth, Shaftsbury [10] etc. Ce Mr Burnet a fait voir son panchant quand on l’a veu acconpagner ce lord Russel, • quand on a coupé sa teste [11] etc. Et peut estre, on verra un jour (à cette heure ce n’est pas le temps) une veritable et exacte Histoire de la Reformation composée par les Anglois memes. Mais laissant ces intrigues, j’ay creu qu’il estoit necessaire de vous envoyer cette lettre, pour vous dire que dans peu de jours vous aurez une description, si vous plait de l’inserer au plutost. Outre j’ay ordonné, comme vous sçavez deja, que le cousin de ces deux peintres [12] vous fasse tenir 5 florins ou gulders d’Hollande, • pour defrayer les lettres.

Je reste Monsieur vostre serviteur tres-humble
Dethlev Cluver

Ma maison a cette heure est icy[ :] in S[ain]t Thomas Apostel[r]y near Bowlane over against y e Hand and Sonn .

Saggiati : ce n’est pas un nom de bapteme, mais à la maniere des Italiens chaque Academie prend de semblables denominations selon le caprice des fondateurs [13].

 

A Monsieur/ Monsieur Bayle, professeur en philosophie/ et auteur des Nouvelles de la republique/ des lettres/ Rotterdam/ •

Notes :

[1Cette lettre est datée en style julien de Londres, où l’année commençait en mars : nous la datons donc, en style grégorien, du 8 mars 1686.

[2Cluver fait allusion aux termes de la remarque enthousiaste de Bayle dans les NRL, décembre 1685, art. VII, in fine : « Peut-être que la nouvelle science de l’infini, inventée et démontrée par M. Cluver de la Societé Royale d’Angleterre, nous servira de beaucoup pour nous tirer de ces embarras. C’est une manière admirable de construire des idées, pour comprendre l’infini. Les plus grands mysteres de la nature, et les plus difficiles problêmes des mathématiques, comme la quadrature du cercle, et la dimension de toutes sortes de lignes et figures courbes, tirent leur perfection de cette méthode. [...] Il faudra dire desormais que rien n’est impossible à l’esprit de l’homme, puisqu’il se rend maître de l’infini, et qu’il peut déterminer ce qui est sans bornes. Nihil mortalibus arduum est, cœlum ipsum petimus industriâ. » Voir Horace, Odes, 1,3 : « Rien n’est ardu pour les êtres humains. Dans notre zèle nous cherchons à atteindre le ciel ». Horace, cependant, parle non pas de zèle mais de folie ( stultitia).

[3« Il est difficile de remonter vers la lumière, [tandis que] la descente aux enfers est facile ». Cluver adapte des vers célèbres de Virgile en renversant l’ordre des idées. Voir Énéide, VI, 126, 128-9.

[4Les secrétaires Francis Aston et Tancred Robinson, élus en 1685, démissionnèrent abruptement l’année suivante, alléguant le lourd fardeau d’administration qui leur était imposé sans provision d’assistance adéquate. Ils furent remplacés par Sir John Hoskyns et le Dr Thomas Gale, aidés d’ Edmond Halley dans le rôle d’assistant convenablement rétribué. Voir H. Lyons, The Royal Society 1660-1940. A History of its Administration under its Charters (Cambridge 1944).

[5Bayle avait plus ou moins annoncé une « Nouvelle science de l’infini, inventée et démontrée par M. Cluver » dans les NRL de décembre 1685, dans le corps de l’art.VI, mais l’insertion prévue ne se fit pas et il ne devait être à nouveau question de Cluver qu’en novembre 1686 (voir note suivante).

[6« Messieurs de Leipzig » : les rédacteurs des Acta eruditorum. « M. Cluver, du païs de Holstein, mais habitant à Londres et membre de la Société Royale, a publié un traité De Scientia infiniti qui est, dit-on, d’une singuliere érudition. Il pretend y demontrer la quadrature du cercle. Le journal de Leipsic du mois de juillet dernier en a touché quelque chose », commente Bayle dans les NRL de novembre 1686 (à la fin de l’art. IV). L’article « Quadratura circuli infinitis demonstrata a Dethlevo Cluvero, e Soc. Reg. Anglicana » paru dans les Acta Eruditorum de juillet 1686 (p.369-371) donne l’indication suivante : « Quibus ratiociniis (admiratione omnino dignis) adeo abstrusum negotium eousque perduxerit, uberrime in Actis nostris exponetur, quamprimum ipsius de scientia infiniti liber ad manus nostras pervenerit ; vel ipsi Auctori perfectam demonstrationis seriem, doctissimorum per Europam Mathematicorum judiciis jamdudum expositam, nobiscum communicare placuerit. »

[7La critique de Cluver à l’égard de Bayle dans son compte rendu de l’ Histoire de la Réformation de l’Eglise d’Angleterre, seconde partie, traduite par M. de Rosemond (Londres 1685, 4°) paraît assez confuse. Apparemment, il reproche à Bayle d’approuver si entièrement l’ouvrage de Burnet, alors que les Anglais n’aiment pas qu’un Ecossais leur donne la leçon sur l’histoire religieuse de leur pays. C’est sans doute la conclusion du compte rendu qui lui parut un peu raide : « Un ancien poëte disoit que les dieux se servent des hommes, comme de balles pour jouer à la paume. Diis nos quasi pilas homines habent. Il semble que les rois d’Angleterre firent de l’âme de leurs sujets quelque chose d’approchant dans le dernier siecle, puisqu’en moins de 30 années ils les firent changer 4 fois de religion. »

[8Voir Samuel Parker, Reasons for abrogating the Test imposed upon All members of Parliament. Anno 1678 Octob. 30. First written for the Author’s own Satisfaction ; And now Published for the Benefit of all others whom it may concern (London 1688). Parker arguait que c’était une absurdité nuisible que de demander à un laïc ignorant des rudiments de la théologie de donner son assentiment à un dogme métaphysique dont l’interprétation faisait débat.

[9Voir Gilbert Burnet, évêque de Salisbury, A Discourse concerning Transubstantiation and Idolatry. Being an answer to [Samuel Parker] the Bishop of Oxford’s Plea relating to those two points (London 1688, 4º). L’ouvrage de Parker portait le titre : Reasons for Abrogating the Test. L’ouvrage de Burnet comprend deux traités intitulés : A Second Part of the Enquiry into the Reasons offered by Samuel Oxon [Parker] for Abrogating the Test et A Continuation of the Second Part of the Enquiry, etc. Burnet semble avoir insisté sur le maintien du « Test » de doctrine anglicane par crainte de l’indulgence du roi pour les catholiques.

[10Anthony Ashley Cooper, premier comte de Shaftesbury (1621-1683), après s’être d’abord rangé du côté royaliste à l’époque de la guerre civile, servit sous Cromwell mais, rebuté par ses méthodes dictatoriales, rejoignit les royalistes. C’est Charles II qui l’éleva au rang de comte. Favorisant d’abord la tolérance religieuse, Shaftesbury finit cependant par avoir des doutes sur la succession du catholique James, duc d’York et, avec les membres de parlement radicaux, soutint les prétentions du duc de Monmouth. Finalement son nom fut rattaché au complot contre la vie de Charles II et, bien que l’accusation de haute trahison lancée contre lui eût été déboutée, il fut obligé de s’exiler en Hollande, où il mourut en 1683.

[11Lord William Russell (1639-1683), homme politique whig, fut exécuté prétendument pour avoir comploté l’assassinat de Charles II et de son frère catholique James, duc d’York.

[12Dans sa dernière lettre connue, datée du 13 novembre 1685, Cluver annonçait qu’il avait donné de l’argent pour Bayle à « un peintre de Rotterdam », que nous avons identifié comme étant Simon Du Bois (voir Lettre 479, n.2). L’intermédiaire désigné ici comme « le cousin de ces deux peintres » est sans doute le même Du Bois.

[13François Janiçon avait déjà corrigé l’erreur de Bayle signalée ici par Cluver et Bayle avait publié un erratum dans les NRL, octobre 1685 : voir Lettre 473, n.4.

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