Lettre 549 : François Bernier à Pierre Bayle

• [Paris, le 11 avril 1686]

Monsieur,

Il y a justement aujourd’huy six jours que le petit ballot de livres est party [1] selon vostre adresse pour Rouen, de façon que si vostre correspondant et Neptune ont fait leur devoir vous pouvez deja l’avoir receu. Il n’a pas tenu à nous qu’il ne soit party plutost, mais vos lettres selon l’adresse estoient un peu vieilles, et les Messieurs de Cour ne se pressent pas trop. Je vous aurois aussi ecrit plutost sans que le correspondant n’a pas esté ponctuel à me faire reponse. • J’ay enfin receu 40 exemplaires du livret [2], je m’en vay apres ces festes en faire present aux magni-magnos, s’il estoit tel que vous le faites [3] tout iroit bien, un peu moins de tendresse pour les amis ne gasteroit rien ; ce que vous aviez dit du sublime [4] suffisoit, et Monsieur Jurius à l’egard de Monsieur le prince pouroit bien n’avoir pas tout le tort [5], c’est là le sentiment de l’ heroine, nous vous trouvons naturellement comme le bon vin d’Italie, dolce, picquante, et nous vous voudrions mesme plutost, malins comme nous sommes, picquante dolce.

L’on commence fort à crier contre le mal-branchisme, je ne sçais comment vous racommoderez tout cela, cependant il y en a qui disent à l’egard des deux tenans, que c’est la pele qui se mocque du fregon [6], l’on dit que c’est vous qui est [ sic] cause de ces grands et longs combats, et que vous avez animé les dogues qui ne faisoient que se regarder de travers [7]. Nous avons icy depuis 15 jours le R[everend] Pere Couplet revenu de Rome où il a fait son petit Chinois jesuite comme luy [8], nous esperons qu’ils nous donneront toutes les oeuvres de Confusius traduites, il y auroit grand plaisir de voir ce que ces Messieurs de l’autre monde pensoient de leur costé sur la morale à peu pres au mesme temps que Socrate y pensoit du sien. L’ Histoire de Mr de Thou [9] que je vous envoye est de la meilleure edition au sentiment de nos bibliothecaires, il y en a bien une autre qui seroit à meilleur prix, mais elle n’est pas complete, j’y ay ajouté l’index des mots difficiles, c’est un livre rare, et comme il n’estoit pas trop cher, j’ay cru bien faire, si bien qu’ayant le livret de Thuanus restitutus [10] imprimé en Hollande vous aurez tous les ouvrages de Mr de Thou. Vous donnerez / s’il vous plaist dix ecus à Monsieur Desbordes. Adieu, c’est tout vostre
Bernier

A Paris xi avril 1686
Memoire des livres du petit ballot party le 6 e jour d’avril
L’ Histoire de Thou fol[i]o 4 voll. et l’index 4° 40 lt

La Conformité de l’Eglise d’Afrique avec les donatistes [11] 30 s •

 • L’Ame des bestes par Dilly [12] 37 s

pour l’emballage et port 4 lt
47 lt 5

Sublime du Pere Rapin [13]

L’ Histoire du Pere Romualde [14] fol[io] voll. 3

 

A Monsieur/ Monsieur Bayle professeur/ de philosophie/ A Roterdam

Notes :

[1Il s’agit du deuxième « petit ballot » de livres envoyé le 6 avril, dont Bernier fait la liste à la fin de la présente lettre. Le paquet a été envoyé à Rouen, où l’intermédiaire habituel de Bayle est Henri Basnage de Franquesnay : voir Lettre 318, n.2 ; mais Bernier indiquera par la suite que le paquet a été envoyé à M. Le Gendre : voir Lettre 557, n.7. Il s’agit sans doute de Le Gendre, sieur de Collandres, frère de Philippe, l’ancien pasteur de Rouen et nouveau ministre de l’Eglise wallonne de Rotterdam ; ce frère Le Gendre, dont nous ne connaissons pas le prénom, était marchand comme son père Thomas : voir Lettre 166, n.2.

[2Bernier attendait des exemplaires de son Traité du libre et du volontaire, imprimé à Amsterdam : voir Lettre 525, n.7.

[3Dans les NRL, décembre 1685, art. VII, Bayle avait donné un compte rendu favorable de l’ouvrage de Bernier, qui « contenoit quelques éclaircissemens considérables, en forme de doutes, sur ces grandes et difficiles matieres ».

[4Nous entendons que « l’héroïne », M me de La Sablière, estime que la mention brève du traité Du grand et du sublime dans les mœurs du Père Rapin dans les NRL, février 1686, cat. xii, aurait pu suffire sans que Bayle eût besoin de revenir sur cet ouvrage dans son article du mois de mars 1686, cat. viii. Or, Bayle ne faisait là que répondre poliment à la demande de Rapin lui-même : voir Lettre 531.

[5La formule est elliptique, probablement parce qu’elle est audacieuse : il s’agit peut-être de l’ouvrage La Politique du clergé de France de Jurieu (voir Lettre 190, n.19, et 191, n.6), à propos duquel M me de La Sablière juge que Jurieu n’a pas tout à fait tort d’attribuer la persécution des huguenots à l’aversion du roi à leur égard.

[6« C’est la pelle qui se moque du fourgon ». Nous dirions aujourd’hui : « c’est l’hôpital qui se moque de la charité ».

[7Allusion aux comptes rendus attentifs, toujours favorables à Malebranche, que Bayle avait consacrés à la bataille entre l’oratorien et Antoine Arnauld, aboutissant à la substantielle réfutation des arguments du théologien de Port-Royal sur le thème des plaisirs des sens, dans l’appendice des NRL, décembre 1685 : voir Lettre 495.

[8Bayle ajoute cette phrase à l’extrait qu’il donne de la lettre de Rainssant du 19 mars 1686 (Lettre 540) dans les NRL, avril 1686, art. V, in fine. Sur le Père Couplet et son disciple chinois, Shen Fuzong, voir Lettre 540, n.14 et 15.

[12Sur cet ouvrage de Dilly, voir Lettre 138, n.12.

[13Sur l’ouvrage du Père René Rapin, S.J., Du grand et du sublime dans les mœurs, voir Lettre 532.

[14Dans sa lettre du 28 février 1686 (Lettre 526), Rainssant déclarait : « J’ai trouvé [...] les trois volumes de chronologie du Pere Feuilland. Ils sont en grand papier, et bien reliéz. Ils ont cousté trois louis d’or » : il s’agit ici certainement de cet ouvrage-là. Cependant, Rainssant poursuivait : « Il ne sera pas besoin que vous me rendiez l’argent... », alors que Bernier facture cette Histoire 3 lt.

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