Lettre 56 : Pierre Bayle à Vincent Minutoli

A Copet, le 17 de mai 1674

Je voi bien, mon cher Monsieur, qu’il ne faut pas disputer* avec vous par la voie du raisonnement. Ce seroit le moien de ne gagner jamais sa cause. Il faut donc s’arréter aux faits, et réfuter toutes vos belles raisons [1], par l’exhibition nuë et simple des pieces justificatives. Il n’y a point de subtilité qui puisse tenir contre cette méthode : et, bien qu’un illustre de l’Antiquité se soit plaint, que quand il luttoit avec Pericles, et qu’il le jettoit par terre ; Pericles savoit persuader le contraire aux assistans, avec les charmes de son eloquence [2] : je ne croi pourtant pas que ce beau-parleur eut trompé personne, si l’autre lui eut tenu ferme le pié sur la gorge, et l’eut fait remarquer dans cette posture à toute la compagnie. C’est comme cela qu’il faut faire avec vous autres messieurs les beaux esprits. Car, comme vous trouvez des raisons subtiles, et specieuses, pour toutes choses, dès qu’on n’a pas l’art de raisonner avec la même subtilité, on se trouve sur les dens*. Mais aussi, quand, après vous avoir laissé parler tout votre sou*, on se contente de produire un fait clair et incontestable ; avoüez-moi, qu’on vous met assez en peine.

Voilà, Monsieur, la méthode que je prétens suivre desormais avec vous. Je me suis efforcé de vous prouver que j’étois maigre [3]. J’ai voulu opposer raisons à raisons. Mais, le genie de votre eloquence a été le plus fort. Je prens donc le parti de vous convaincre par la chose même, en me soumettant, pour ainsi dire, au témoignage de vos sens, et en vous faisant porter la main par tout où besoin sera. Prenez un peu la peine de me toucher ; il n’en faut pas davantage pour être tout-à-fait convaincu que je puis dire plus justement de moi que l’Ergasilus de Plaute,

Ossa atque pellis miser a macritudine [4] .

Il me semble que je vous mene par le plus droit chemin, et c’est celui dont on se sert au païs de l’infaillibilité [5]. En effet, quand on veut savoir si le sujet papable a toutes les parties intégrantes d’un pape ; on ne s’amuse pas à discourir : on y va de la main. Et, après un attouchement suffisant et légitime, on conclut l’affaire [6]. Tant il est vrai, que c’est la plus sure voie de trouver la vérité.

Mais, que je suis mal habile homme de vous indiquer un moien si infaillible de vous détromper de la favorable prévention que vous avez pour moi ! Il vaudroit mieux que je ne vous contestasse rien, et que vous donnasse cause gagnée. Il seroit bon pour moi que je n’eusse pas des pieces justificatives et si convainquantes de ma maigreur ;

O ! utinam arguerem sic ut non vincere possem !

Me miserum ! quare tam bona causa mea est [7] ?

Je croi que Mr Basnage aura fait quelque chose pour moi, qui pourra être cause que je ferai Jaques Desloges* [8]. Il n’en faut rien dire, s’il vous plait. Je vous expliquerai à vous seul tout le mystere. Je suis bien faché de n’avoir pas assisté à vos promotions [9]. S’il vous plait de me dire quelque chose du sujet des harangues, vous obligerez infiniment le plus passionné de vos amis et serviteurs, etc.

 

P.S. Si je savois à qui il faut s’adresser pour avoir la Gazette de Hollande, je m’y adresserois, pour savoir ce qu’il prétend avoir par an [10].

Notes :

[1Cette lettre ne nous est pas parvenue.

[2Bayle tire cette historiette de Plutarque, « Vie de Périclès », xiv, Vies, i.341. Il la reprendra dans le DHC, « Periclès », rem. D, et « Hemmingius », rem. C, article paru dans la seconde édition (1702).

[3Allusion aux Lettres 52 et 54.

[4Plaute, Les Captives, i.ii.135 : « je n’ai plus que la peau et les os, tant je suis maigre ».

[5Le « païs de l’infaillibilité », c’est le catholicisme. Sans être encore le dogme qui ne sera formellement proclamé qu’en 1870, au concile du Vatican, l’infaillibilité du pape était une doctrine soutenue par de nombreux théologiens romains, quoique contestée par les gallicans.

[6Les polémistes protestants se scandalisaient – ou s’amusaient – de l’antique usage, abandonné au dix-septième siècle, qui voulait que lors de l’élection d’un pape on s’assurât qu’il n’était pas un eunuque : voir DHC, « Papesse », rem. D.

[7Ovide, Amours, ii.v.7-8 : « Plût aux dieux qu’en t’accusant je ne pusse te convaincre ! Malheureux que je suis ! Pourquoi ma cause est-elle si bonne ? ».

[8Sur le départ de Bayle de chez les Dohna, voir Lettre 55, n.1.

[9Les promotions – collation des grades – étaient la cérémonie de clôture de l’année scolaire à l’Académie de Genève. Cette festivité se déroulait d’habitude au mois de mai et comportait plusieurs discours professoraux, parmi lesquels figurait toujours une harangue du recteur. En 1674, celui-ci était le professeur de théologie Bénédict Calandrini. Nous n’avons pu retrouver trace des harangues auxquelles Bayle se réfère ici.

[10Bayle était si désireux de continuer à disposer d’informations en provenance des deux camps en conflit – à savoir, à la fois de la Gazette de France et de celle d’Amsterdam – qu’en dépit de ses maigres ressources, il envisage un moyen d’avoir accès à celle-ci, une fois revenu en France, par le biais d’un abonnement souscrit auprès d’un libraire genevois. Arrivé à Rouen, il allait découvrir que la presse hollandaise, en langue française, y parvenait sans obstacle : voir Lettre 60, p.284 et n.3.

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