Lettre 564 : Pierre Rainssant à Pierre Bayle
Je ne me contente pas de vous avoir escrit depuis huit jours par Mr Chabert [1], je le fais encore aujourd’huy pour respondre à v[ot]re lettre du 16 de ce mois. Il est vray que le livre du secretaire de Mad. de Soissons [2] est un pauvre livre. Je renonce aux autres ouvrages de cet auteur, et m’en tiens à celuy que je vous ay mandé* que j’estimois. Le livre de Mr Claude [3] est bien d’un autre style, mais il n’y a point icy de seureté pour ces livres : et ainsi, Monsieur, ne vous donnez plus la peine de m’en envoyer : car il n’y a point plaisir à se faire des affaires pour contenter sa curiosité. J’aimeray beaucoup mieux la response de Mr Le Clerc au P[ère] Simon [4] ; et le Factum de Mr de Furetiere [5]. • J’envoyay à Mr Bernier v[ot]re lettre, aussi tost que je l’eus receüe [6]. Quand vous trouverez un Reineccius d’Helmstad [7], 3 vol[umes] vous y pourez mettre jusqu’à six louis d’or s’il est besoin. Mgr de Montausier m’a parlé de Mr Rou, et m’a paru bien intentionné pour luy. Je luy ay dit qu’il falloit s’addresser à Mgr le chancellier, de qui dependoit uniquement le sort des Tables chronologiques [8]. Quand vous n’aurez point d’autres livres à m’envoyer, ayez la bonté de m’envoyer la Vie de François I er de / Varilas, derniere impression, et son Histoire des revolutions etc [9]. Je l’ay autrefois leu en manuscrit, mais je seray bien aise de l’avoir à moy. A vous dire le vray, vous avez fait trop d’honneur au livre de notre amy [10]. Quels preceptes il donne au voyageur, luy qui n’est jamais sorty de Paris : quel acharnement de citer, quand il n’en est pas besoin ; de parler de miserables curieux qui ne sont pas connu[s] dans leur pays mesme. Quel rapport ont toutes ces dissertations avec des regles de voyager. Il est bon et honneste homme ; mais cela n’empesche pas qu’il ne soit meschant auteur. Vous avez encore dit beaucoup de bien d’un certain personnage qui a fait La Morale d’ Epicure [11] ; livre qu’on ne lit point en France, tant tout y est plat et sans
Pour exercer vostre veïne grossiere
Vous vous jouëz sur de sale matiere
Que l’on sçait fort à vostre goust : ob suspicionem paederastiæ [20]
L’on ne peut vaincre sa nature,
Et vostre humeur brutale avec vostre embonpoint
Font que vous vous pouvéz veautrer dedans l’ordure,
Car on dit qu’aux cochons la merde ne put [21] point.
Notes :
[1] Il s’agit peut-être de la Lettre 558, qui est perdue et que nous ne connaissons que par un extrait relayé par Bayle à Jean Rou, ou bien d’une autre lettre datée du 21 mai environ, également perdue. La lettre de Bayle datée du 16 mai et adressée à Rainssant est elle aussi perdue, comme toutes ses lettres adressées au médecin numismate. M. Chabert, intermédiaire entre Rainssant et Bayle, est le consul français à Amsterdam : voir Lettre 526, p. et 551, n.10 ; sur sa famille, originaire du Dauphiné, dont une branche s’établit en Hollande et une autre en Touraine, puis en Guadeloupe, voir le Bulletin de généalogie et histoire des Caraïbes, 15 (1990), p.118.
[2] M me de Soissons est Olympe Mancini (1640-1708), qui avait épousé Eugène-Maurice de Savoie-Carignan, comte de Soissons (1635-1673), gouverneur du Bourbonnais, Brie et Champagne. Elevée auprès du roi, elle avait cru pouvoir devenir reine ; écartée un moment en faveur de sa sœur Marie , elle épousa le prince de Carignan, pour qui Mazarin rétablit le titre de comte de Soissons, auquel sa mère, une Bourbon, avait eu droit. Marie ayant été à son tour écartée, Olympe redevint favorite et fut nommée surintendante de la Maison de la reine, mais elle dut s’éloigner au moment de l’affaire des poisons (voir Lettre 180, n.6). Elle passa en Flandres, puis en Espagne, et mourut à Bruxelles. Nous n’avons su découvrir qui pouvait être désigné comme son « secrétaire ». Cependant, il est possible que Rainssant la confonde soit avec sa sœur Marie-Anne, devenue duchesse de Bouillon, dont le secrétaire avait été, entre 1661 et 1667, Somaize, pâle imitateur de Molière, soit, plus probablement, avec sa sœur Hortense, duchesse de Mazarin, qui s’était réfugiée à Londres : elle y avait publié ses Mémoires avec la collaboration de Saint-Réal , et c’est donc peut-être à cet auteur que pense Rainssant. Dans ce cas, nous ne saurions préciser de quel ouvrage de Saint-Réal il s’agit ici ; rappelons cependant que les publications de Saint-Réal avaient fait l’objet d’une attaque en règle de la part d’ Amelot de La Houssaye dans sa réponse aux critiques de Richard Simon, critiques que le traducteur avait attribuées à Saint-Réal : voir Lettre 488, qui avait paru dans les NRL, décembre 1685, art. VIII. C’est peut-être cet article qui avait suscité l’intérêt de Rainssant et son choix de lectures. Rappelons enfin que, dans sa lettre du 28 février, Rainssant avait demandé qu’on lui envoie la biographie de Marie-Anne Mancini, duchesse de Bouillon : or, il s’agissait là, semble-t-il, d’une confusion, car une telle biographie n’existait pas à cette époque (Lettre 526, n.10) : il semble donc bien que Rainssant confonde les aventures des différentes nièces de Mazarin. Voir A. Renée, Les Nièces de Mazarin. Etude de mœurs et de caractères au XVII e siècle (2 e éd., Paris 1856).
[3] Sur l’ouvrage de Jean Claude, Les Plaintes des Protestans cruellement opprimés dans le royaume de France (Cologne 1686, 12°), voir Lettre 551, n.5
[4] Jean Le Clerc, Défense des « Sentimens de quelques théologiens de Hollande » contre la réponse du prieur de Bolleville (Amsterdam 1686, 8°), ouvrage dont Bayle ne donne pas le compte rendu dans les NRL, sans doute à cause du lancement du périodique propre de Jean Le Clerc, Bibliothèque universelle et historique (Amsterdam 1686, 12°) et des relations de plus en plus tendues entre Bayle et l’arminien, dont témoigne la correspondance de Le Clerc : voir Le Clerc, Epistolario, Lettre 103, octobre 1685, i.388 : « Je connois une personne qui a lû les petits ouvrages qui vous ont plû, et qui dans le fonds convient de la plûpart des choses, mais qui par vanité et par politique soûtient tout le contraire, et dit cent impertinences contre sa propre conscience. C’est l’illustre auteur de la République des lettres qui s’est érigé en juge universel de tous les livres qui paroitront desormais... ». A ce trait, Chouet répondit le 19 décembre 1685 (Lettre 110, Epistolario, i.413-415) : « Je suis surpris que Mons r Baile en ait mal usé avec vous : car il est naturellement honneste, et je sais qu’il n’aime pas la contrainte en matiére de réligion : mais c’est une étrange chose, lors que les gens commencent à se considerer comme des défenseurs de parti : je ne doute point que cela ne luy fera faire bien des faux pas, aussi bien qu’à son ami Mr Jurieu. » Depuis l’affaire du compte rendu dans les NRL des Entretiens de Le Clerc et de Charles Le Cène, les relations entre Bayle et Le Clerc ne font qu’empirer (voir Lettres 413, 416), et l’agacement de Le Clerc a été aggravé par le commentaire de Bayle sur sa réponse à Richard Simon, Sentimens de quelques théologiens de Hollande (voir Lettres 441, 443, 445, 447).
[5] Antoine Furetière, Second factum pour messire Antoine Furetière contre quelques-uns de l’Académie françoise (Amsterdam 1686, 8°).
[6] Cette lettre de Bayle adressée à François Bernier par l’intermédiaire de Rainssant est perdue ; aucune des lettres de Bayle à Bernier ne nous est parvenue.
[7] Sur l’ouvrage de Reineccius, voir Lettre 551 n.15.
[8] Sur les tentatives de Jean Rou pour publier une nouvelle édition de ses Tables chronologiques, voir Lettres 540, 548 et 558.
[9] Antoine Varillas, Histoire de François I er, en 13 livres (Paris 1685, 4°, 2 vol.), et Histoire des révolutions arrivées en Europe en matière de religion (Paris 1686-1690, 4°, 6 vol.). Rainssant avait déjà demandé ces ouvrages pour lui-même ou pour Pellisson : voir Lettre 544, n.6.
[10] Allusion au compte rendu bienveillant que Bayle avait consacré à l’ouvrage de Charles-César Baudelot de Dairval, De l’Utilité des voyages et de l’avantage que la recherche des antiquitez procure aux savans (Paris 1686, 12°, 2 vol.), dans les NRL, avril 1686, art. V : voir Lettre 544, n.10.
[11] Allusion au compte rendu favorable de l’ouvrage de Des Coutures, La Morale d’Epicure, avec des réflexions (Paris 1685, 12°), dans les NRL, janvier 1686, art. V : voir Lettres 507, n.4, et 555, n.6.
[12] Sur le célèbre libraire-imprimeur parisien Claude Barbin, voir Lettre 310, p.4 et n.3.
[14] Il ne nous a pas été possible d’identifier avec certitude l’édition du missel romain mentionné par Rainssant. Ce n’est qu’à partir de 1692 que circula très largement une traduction française : Missel romain : selon le reglement du concile de Trente traduit en francois (Cologne 1692, 12°).
[15] Paul Pellisson-Fontanier, Réflexions sur les différends de la religion, avec les preuves de la tradition ecclésiastique, par les diverses traductions des Saints Pères, sur chaque point controversé (Paris 1686, 12°), ouvrage déjà chaudement recommandé par Rainssant : voir Lettre 544, n.5.
[16] M. Rouillé, directeur général des Postes : voir Lettre 464, n.5.
[17] Filippo Buonanni, S.J., (1638-1725), pseud. Godefrido Fulberti, Recreatio mentis et oculi in observatione animalium testaceorum... italico sermone primum proposita a P. Philippo Bonanno,... nunc denuo ab eodem latine oblata... (Romæ 1684, 4°).
[18] Voir les annonces successives dans la Gazette : nouvelle de Paris du 11 mai 1686 : « Le 4 de ce mois, les marguilliers de la paroisse de Saint-Roch firent célébrer pour la première fois un salut solennel en action de grâces du rétablissement de la santé du Roy... » ; nouvelle de Paris du 25 mai 1686 : « Le Roy a résolu de partir d’icy, le 6 du mois prochain, pour aller à Barrege prendre les bains, et y confirmer le parfait rétablissement de sa santé. » ; nouvelle de Versailles du 30 mai 1686 : « Le Roy ne fera point le voyage de Barege. Sa Majesté a reconnu que la précaution d’y aller prendre les bains estoit inutile : sa santé estant graces à Dieu, en tres bon estat. »
[19] Sur François Charpentier, membre de l’Académie française, voir Lettre 121, n.11. Sur le déclenchement de la bataille de Furetière contre l’Académie, voir Lettres 21, n.12, 366, n.10, et 383, n.2.
[20] « à cause du soupçon de pédérastie ».
[21] Du verbe ancien « puir », puer.