Lettre 568 : Daniel de Larroque à Pierre Bayle

• [Oxford, mai-juin 1686] [1]

Quoy que je vous aye écrit il y a peu de tems [2] mon cher Monsieur je ne veux cependant pas perdre l’occasion qui se présente, outre que j’ay dessein de vous recommander les 2 Messieurs qui vous rendront ma lettre. Ils sont fils de Mr Bircherod [3] [4], professeur celebre à Coppenhague qui a écrit contre la Theoria sacra telluris de Mr Burnet, dont vous avez parlé dans une de vos Nouvelles [5]. Les enfans marchent de bien prés sur les traces du pere, ils ont extrémement voiagé et étudié[ ;] le desir qu’ils ont • de connoitre les gens d’esprit et les savans leur a fait naître celuy de vous voir, je souhaite qu’ils puissent explere desiderium [6] et en prendre à gogo. Je vous prie de les mener chez Mr Jurieu dont ils veulent avoir une vuë, et qu’ils content avec raison comme un homme extraordinaire.

Je crains que Mr de Coningham [7] ne soit party pour Hollande sans m’en avertir, je ne vous dis rien sur son sujet, vous jugerez vous mesme si je vous en ay parlé comme il faut. Je luy ay infiniment de l’obligation et luy suis redevable des meilleures connoissances que j’ay. J’ay lû ce que le docteur Bernard a fait sur Josephe [8], ce n’est pas un commentaire c’est une critique sur le texte, et où il s’agit tantum de vocibus [9]. Il y a desjà d’imprimé les 5 premiers livres des Antiquitez quoy que ce soit un folio, il y a cependant quelquefois tant de matiére qu’il n’y a qu’une ligne ou deux du texte dans une page. C’est un ouvrage tout différent de ce que Petit avoit fait sur le même sujet [10], et dont j’ay à present en ma chambre les commentaires manuscrits sur cet historien, ce qui fait trois gros vol[umes], fol[io]. J’en ay desjà lu quelque chose, cela est / furieusem[en]t diffus, et abondant en conjectures, qui n’estoit pas le fort de l’autheur à ce qu’a écrit Mr Bochart [11].

Il y a à Londres un docteur anglois homme d’esprit [12], qui entend bien le francois, il veut avoir commerce avec vous et vous instruire de ce qui se passe dans le Repub[lique] des Lettres d’Anglet[erre]. Un de ses amis me l’a dit icy, je l’ay assuré qu’il vous feroit plaisir[ ;] je ne say si je me trompe.

Le doct[eur] Smith [13] m’a dit, qu’on traduisoit en latin la Chronol[ogie] de Mr de S[ain]t-Asaph [14], à mesure qu’il la faisoit en anglois. Il en fait les mesmes éloges que le docteur Cave [15], il faut les en croire. Ils en ont plus vu et sont plus capables d’en juger que moy. J’ay reçu vôtre livre dont je vous rends g[ra]ces, vous avez fait une bonne réponce à un mauvais écrit [16]. Il n’y a pas moien d’aprivoiser icy nos doctes avec le titre du livre de Mr Jurieu [17], qu’ils ont tous condamné sur l’étiquette du sac, et cela sans appel, ce que j’en ay lu m’a extrémement plu, l’endroit du Pere Simon m’a bien réjoui [18] quoy que je n’en aye ni gueres d’envie ni gueres de sujet, car j’ay reçu depuis peu une lettre de ma mere et de ma sœur la plus affligeante du monde [19]. La sentence du proc[ureur] du Roy alloit à la corde pour l’une et pour l’autre, et les avis qu’on attend de la cour pour savoir quelle prison les doit tenir cachées trois ans, avec obligation de vivre du travail de leurs mains, me met dans une douleur que je ne saurois vous exprimer. Elles m’ont écrit cela depuis 15 jours ou trois semaines. Il faut avoir un grand fond de patience dans ces tems icy,

Adieu mon cher Monsieur je suis tout à vous.

 

A Monsieur/ Monsieur Bayle professeur en philosophie/ et en histoire/ A Roterdam

Notes :

[1Gigas date cette lettre du « 15 octobre 1685 » sur la foi d’une indication portée par une autre main en haut du feuillet (voir ci-dessus, note critique 1), mais cette date est manifestement erronée. En effet, Larroque mentionne l’arrestation de sa mère et de sa sœur, survenue alors qu’elles tentaient de fuir à Genève, et cet épisode est postérieur à la Révocation : la lettre de Chouet du 10 mars 1686 (Lettre 536) en parle aussi et le donne pour tout récent ; la cinquième Lettre pastorale de Jurieu, seconde année, datée du 1 er novembre 1687, cite à ce sujet une lettre du 17 janvier 1686. Par ailleurs, la présente lettre est postérieure à la Lettre 567, puisque Larroque a pu maintenant commencer à lire l’ouvrage de Bernard sur Josèphe. Gigas se trompe également sur l’ouvrage récent de Bayle dont Larroque le remercie, le prenant pour les Nouvelles lettres critiques, en dépit du délai considérable exigé par son hypothèse ; or, il s’agit certainement de la Réponse de Bayle à Antoine Arnauld touchant le plaisir des sens, parue le 25 février 1686 (voir ci-dessous, n.15).

[2Voir Lettre 567 du mois de mai 1686.

[4Jens Jensen Bircherod (1623-1686), spécialiste de langues sémitiques et professeur à l’Université de Copenhague, avait composé une critique de Thomas Burnet : Anti-Burnetius, sive Tractatus huiusque in quo opus creationis diei tertii explicatur, atque telluris forma, aquarum altitudo et copia illustratur contra... T. Burnetium (Hafniæ 1688, 8°).

[6« satisfaire ce désir ».

[7Sur Alexandre Cunningham et d’autres Ecossais portant ce patronyme, voir Lettres 481, n.6, et 566, p.

[8Sur l’édition de Josèphe par Edward Bernard, voir Lettre 567, n.3.

[9« seulement de mots ».

[11Tout le commentaire de Larroque, qui a eu en sa chambre « les commentaires manuscrits de cet historien » qu’il trouve « furieusement diffus » et « abondant en conjectures », porte sur le travail d’ Edward Bernard. Nous n’avons su trouver le jugement sévère de Samuel Bochart (1599-1667) sur les aptitudes de Bernard.

[12Ce correspondant potentiel nous reste inconnu.

[13Docteur Thomas Smith (1638-1710) de Magdalen College, Oxford, ecclésiastique, orientaliste, historien de la pensée, antiquaire et bibliothécaire, était un ami de John Pearson, John Fell et Willliam Lloyd, évêques d’un anglicanisme strict. Voir l’évocation de sa bataille avec Richard Simon, Lettre 567, n.8.

[14Il s’agit apparemment de l’ouvrage de William Lloyd, évêque de Saint-Asaph, An Historical Account of Church Government, as it was in Great Britain and Ireland, when they first received the Christian religion (London 1684, 8°). Bayle avait fait allusion à cet ouvrage dans les NRL, juin 1685, art. IX, in fine.

[15 William Cave (sur lui, voir Lettre 567, n.12) était lui-même un historien réputé de l’Eglise, ses principaux ouvrages étant : Apostolici, or History of Apostles and Fathers in the first three centuries of the Church (Londini 1677, folio), et Scriptorum Ecclesiasticorum Historia Literaria a Christo nato usque ad saeculum XIV (Londini 1688-1698, folio, 2 vol.), qui l’engagèrent tous deux dans des controverses avec Jean Le Clerc.

[16Larroque fait allusion à la Réponse de l’auteur des « Nouvelles de la république des lettres » à l’Avis qui lui a été donné sur ce qu’il avoit dit en faveur du P[ère] Malebranche, touchant le plaisir des sens, etc., publié comme appendice des NRL en décembre 1685, et paru également comme un ouvrage distinct chez Henri de Graef à Rotterdam en 1686 : voir Lettres 495 et 557, n.1.

[17Pierre Jurieu, Le Vray systême de l’Eglise et la véritable analyse de la foi (Dordrecht 1686, 8°), dont Bayle a longuement présenté le contenu dans les NRL d’avril 1686, art. I.

[18Larroque fait probablement allusion au passage du compte rendu des NRL où Bayle, soulignant implicitement la contradiction de Jurieu, avait écrit que, d’après ce dernier, il n’est « pas nécessaire de s’estimer infaillible » pour être convaincu de la vérité d’un dogme. Il ajoutait : « Et parce que sur cela le nœud de la difficulté consiste en ce que ceux qui se trompent ne sont pas moins convaincus que les Orthodoxes, l’auteur avouë qu’on ne sauroit bien précisément marquer les caracteres qui distinguent les fausses persuasions des véritables ; mais il dit en même temps que ces differences ne laissent pas d’être réelles et de se faire sentir. C’est une bonne foi qui doit convaincre le public que M. Jurieu n’est pas de ces controversistes dont M. Simon nous a donné de si vilaines idées, je veux dire de ces controversistes qui creveroient plûtôt que d’avouer qu’ils ne peuvent éclaircir bien précisément ceci ou cela. » ( OD, i.527a).

[19Sur le sort de la mère et de la sœur aînée de Daniel de Larroque, voir Lettre 536 n. 6.

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