Lettre 569 : François de Catelan à Pierre Bayle

[mai-juin 1686]

Extrait d’une lettre écrite de Paris à l’auteur de ces Nouvelles, par M.L. D.C. [1] touchant un niveau d’une construction nouvelle, portant sa preuve avec soi, beaucoup plus facile à vérifier, et plus commode à transporter que ceux qui ont été inventez jusqu’à présent ; lequel se trouve à Paris, sur le quai de l’Horloge du Palais, à la sphere, chez le sieur Chapotot, ingenieur pour les instrumens de mathematique, et inventeur de ce niveau.

Les grands travaux entrepris par l’ordre du Roi pour la conduite des eaux de Versailles, ont si bien contribué à la perfection de l’art de niveler, et de l’instrument propre à son usage, que non seulement il paroît déjà au jour plus d’un traité sur ces arts, qu’on n’avoit pas jusqu’ici reduit à ses principes : mais même qu’il n’y a point d’instrument dans les arts dont on ait si-tôt inventé tant de differentes sortes, que de celui qu’on apelle niveau. Le sieur Chapotot [2], qui en a donné un de sa façon au public, il y a quelques années, continuant de rechercher par l’experience tout ce qui peut rendre plus simples et plus commodes les instrumens de mathematique, à la fabrique desquels il s’applique, vient de trouver une nouvelle construction de niveau, qui se verifie par un seul objet, d’une maniere très-facile et très-prompte.

Avant que d’en faire la description, il est à propos d’expliquer ici en peu de mots le principe dont il dépend ; afin que l’on conçoive mieux l’avantage qu’a ce niveau sur les autres qui portent aussi leur preuve avec soi.

[Principe du niveau de M. Chapotot.] Figurez-vous deux lignes droites qui s’entrecoupent en un point, l’une parallele ou inclinée à l’horizon, et l’autre perpendiculaire. Par la I. représentez-vous un rayon direct, qui d’un point de quelque objet passé à travers une lunette jusqu’à l’œil ; et par l’autre concevez la direction vers le centre de la terre d’un poids suspendu librement en l’air. Si ce rayon coupe cette perpendiculaire à angles droits, il est dans un plan parallele à l’horizon visible, et ses deux extremitez, l’œil et l’objet, sont dites de niveau ; mais si les angles faits par l’intersection de la perpendiculaire à l’horizon, et du rayon, ne sont pas droits, il hausse d’un côté et baisse de l’autre, à l’égard du niveau apparent. Pour reconnoître donc s’il est parallele ou incliné à l’horizon, il faudroit qu’il tournât autour de la perpendiculaire, en sorte que son extremité qui étoit pointée à l’objet fût tournée vers l’œil, et celle qui aboutissoit à l’œil se trouvât du côté de l’objet, sans avoir changé de distance à l’égard du centre de la terre ; car alors les angles qu’il fait sur la perpendiculaire demeurant les mêmes, il est évident qu’ils seroient égaux et droits, si chacune de ces extrêmitez rencontroit successivement le même objet ; sinon il se feroit deux angles aigus et deux obtus, et le rayon par consequent seroit incliné à l’horizon.

Or une lunette d’approche suspenduë, et mo / bile autour du centre de suspension, peut faire le même effet qu’un rayon qui seroit ainsi retourné bout pour bout sur une ligne perpendiculaire au centre de la terre ; car l’objet et le filet tendu au foyer du verre objectif sont deux termes sensibles qui déterminent par leur distance le rayon direct qui fait angle avec la perpendiculaire à l’horizon.

Entre les divers moyens de vérifier le niveau sur un seul point par la lunette d’approche, celui qui se pratique le plus communément est, lors qu’elle a été pointée à un objet dans l’horizon, de la renverser sens dessus dessous, pour la tourner ensuite de droit à gauche vers cet objet. Mais cette maniere est d’un grand embarras dans l’usage, parce que le renversement ne se pouvant faire à moins qu’on ne détache du bord inferieur de la lunette le poids qui lui donne l’équilibre, pour l’attacher au bord opposé, il faut que l’on ait la peine d’accorder si justement ce poids avec la pesanteur de cette lunette, qu’on puisse l’en ôter et l’y remettre alternativement, sans changer l’angle de la rencontre du rayon ou de l’axe de la lunette avec la perpendiculaire à l’horizon.

Le niveau dont l’invention est dûë au sieur Chapotot, est exempt de cette difficulté, et de quelques autres qui ne sont pas moins incommodes dans l’usage des niveaux ordinaires. En l’examinant il m’a parû construit sur ce principe : que si une ligne droite tourne sur un axe qu’elle coupe à angles droits, son extremité décrit à l’entour une circonference de cercle, laquelle a tous ses points également distans de tel point qu’on voudra de cet axe. De sorte que, supposé que l’axe fut pointé à un objet visible, et que la ligne qui décrit la circonference et en marque le diamêtre, fût renduë sensible par un filet tendu, l’œil qui la suivroit dans cette circonference et seroit placé derriere, verroit continuellement l’objet coupé par le filet ; parce que cet objet seroit le sommet d’un cone droit aïant pour base le cercle qui décriroit ce filet. Voici la description de l’Instrument.

[Description de l’instrument.] Sa principale partie consiste en deux lunettes d’approche, d’un ou de deux pieds ou davantage si l’on veut, jointes paralellement ensemble et mobiles sur deux pivots communs placez aux extremitez de ces lunettes, dont l’une regarde à droit et l’autre à gauche. Les appuis des deux pivots sont soudez aux deux bouts d’un canal de cuivre de la longueur des lunettes, au milieu duquel est fixement attaché par dehors un cercle de même metal qui sert d’ance, et est plus grand de diametre que les deux tuyaux de ces lunettes, en sorte qu’elles puissent tourner librement dessous. Cet ance est suspendu par trois anneaux qui se tiennent, savoir deux d’acier et un de cuivre, limez en trenchant par le dedans, afin qu’ils ne se touchent que par peu de parties. Un poids de deux ou trois livres attaché par une regle de cuivre au dessous du cercle creusé qui sert d’ance, met en équilibre le canal avec ses lunettes. Un petit morceau de cuivre qui va et vient par le moyen d’une vis dans un des bouts du canal, sert à modeler l’équilibre des lunettes et à les redresser horizontalement. L’instrument s’enferme tout entier dans une boëte de bois faite en croix qui s’ouvre par en haut, afin qu’il y entre tout droit. On l’y suspend et on y peut le hausser ou baisser avec un écrou appuyé sur le bout superieur de la croix, et qui prend une vis d’où pendent les anneaux et le reste de la machine.

Pour se servir de ce niveau l’on doit d’abord tourner chaque lunette sur ses pivots, vis-à-vis de quelque objet sensible, pour voir si le filet qui / est au foyer du verre objectif coupe toûjours le même objet, quoi que la lunette soit transportée circulairement à droit et à gauche ; car c’est une preuve que ce filet est tendu sur le diametre d’un cercle décrit dans l’air autour des pivots, qui sert de base à un cone droit de rayons, ayant l’objet pour sommet et les pivots pour axe ; d’où il suit que l’objet est un point visible dans l’axe prolongé ; sinon l’on ajustera le filet comme il faut pour cet effet par le moyen de la vis qui le fait mouvoir. Ensuite ayant pointé une des lunettes à un objet dans l’horizon, l’on tournera la croix ou boëte sur son pied, jusqu’à ce que l’autre lunette concentrée pareillement sur le même axe, se trouve aussi pointée vers le même endroit. Alors le poids étant arrêté dans son perpendiculaire, si le filet de la seconde lunette coupe le même objet que le filet de la premiere, cet objet sera nécessairement de niveau, puis qu’il déterminera deux points opposez dans l’axe des lunettes, passant l’un après l’autre sans baisser ni hausser par un même point de l’horizon, ce qui ne peut pas arriver si cet axe n’est horizontal. Mais si les deux filets ne rencontrent pas le même point dans le retour des lunettes, c’est une marque que l’une hausse autant que l’autre baisse ; à quoi l’on remediera par le petit morceau de cuivre qu’on avancera ou qu’on reculera du poids, selon qu’il sera nécessaire pour redresser le plan de ces lunettes.

Il y a encore cela de particulier et de remarquable dans l’invention du sieur Chapotot, qu’il empêche très-promptement les balancemens du poids qui donnent l’équilibre à son niveau ; car il n’employe à cet effet qu’un ressort plat, qui après avoir porté le poids hors de son perpendicule, l’y laisse retomber si doucement, qu’il s’y arrête aussi-tôt que le ressort l’a quitté. Quand on veut emporter l’instrument, on fait que toutes ses parties s’appliquent et s’appuyent si juste contre la boëte, qu’elles ne heurtent point de quel sens qu’on la tourne.

[Utilité de cette invention.] Ceux qui ont la connoissance et l’usage des instrumens astronomiques, verront bien que la plûpart de ces instrumens où l’on met des lunettes d’approche pour pinnules, se peuvent perfectionner considerablement par cette invention, qui les rendra faciles à vérifier chaque fois qu’on s’en servira, ce qui est un grand avantage lors qu’on veut être sûr de ses observations. Par exemple dans le quart de cercle l’on feroit que la lunette qui lui sert de rayon tourneroit, quand on le voudroit, dans ses pinnules sur son axe, et emporteroit à l’entour avec soi une autre lunette contrepointée, pour donner la preuve de l’angle droit au centre de l’instrument, eu égard au premier degré, par le retour de droit à gauche, sans qu’on ait l’embarras de faire le renversement et de déplacer le poids.

Cette description est fort juste, et fait connoître que ce niveau a été heureusement inventé. Mess[ieurs] de l’Academie r[oyale] des sciences l’ont fort bien recû, comme on nous l’assûre dans le Journal des savans du 20 mai dernier [3], où l’on donne l’explication et la figure d’une autre sorte de niveau [4].

Notes :

[1Sur l’abbé François de Catelan, voir Lettre 401, n.2.

[2Jean Chapotot, ingénieur du roi, concepteur de cadrans astronomiques et de systèmes de mesure ; sur le développement de tels instruments, voir M. Daumas, Les Instruments scientifiques aux et siècles (Paris 2004).

[3Voir, dans le JS du 20 mai 1686, l’article anonyme intitulé : « Niveau d’une nouvelle invention envoyé à l’auteur du Journal ».

[4Nous ne retenons qu’une partie de l’article des NRL de juin 1686, car la suite est constitué d’un échange entre Denis Papin, Moïse Pujolas et Pierre Sylvestre sur « la machine du mouvement perpétuel » que Bayle tire des Transactions de la Royal Society et du JS mais qui ne comporte pas de lettre qui lui soit directement adressée : sur cet échange, voir Lettres 553, n.1, 563, n.1 et 2.

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