Lettre 57 : Pierre Bayle à David Constant de Rebecque

[Coppet, le 24 mai 1674]
Mon cher Monsieur,

Je suis si horriblement pressé par des ordres redoublés de me retirer incessamment, que je pars sans avoir l’honneur de vous aller rendre visitte [1]. C’est un de mes plus grans regrets, et comme diroit un homme de delà les monts

Quest’ è quel che più inaspra i miei martiri [2]

.

Mais il faut ceder à la necessité, à laquelle vos poetes ont meme assujetti les dieux. Ce qui me console c’est que votre amitié n’ayant pour fondement aucune de mes actions, je ne dois pas craindre que tandis que vous serez l’obligeant et l’honnete et le genereux monsieur Constant, elle se diminue, quelques fautes que je fasse de mon coté contre elle. Continuez moi mon cher Mr cette precieuse amitié. Je me souviendrai de vous par toute terre, et vous donnerai de mes nouvelles, faites moi reponse s’il vous plait selon les adresses que je vous marquerai, et vous serez cause que je n’aurai pas tout perdu en vous quittant, puis qu’il m’en restera de tems en tems des lettres de votre façon. Je prie Dieu pour votre prosperité et de toute votre maison et en particulier de Made le votre femme [3] que je salue de tout mon coeur…

Son Ex[cellen]ce faira ce que vous souhaittez pour Mr de Chesauld [4] . Il s’est trouvé à Geneve un honnete homme pour venir à ma place. Il se nomme Mr Manget, et est de Geneve meme [5]. Mr Ripp vous salue et est bien aise que le vin se soit trouvé bon, il n’en a point d’autre à vendre. Je vous renvoirai ou fairai renvoyer le Mercure hollandois promptement. J’ay receu le billet pour l’ Illustre Bassa [6], et l’ay fait tenir à son adresse, mais je n’en ay aucune reponse. Je rendrai l’ecu à Mr votre frere [7], ou vous l’envoierai à vous meme. Je ne puis me lasser de vous entretenir quoi que je le fasse grossierement, et j’ay autant de peine de finir cette lettre, que j’en avois autrefois à me separer de votre incomparable conversation. Il faut pourtant finir icy et vous asseurer que je suis et serai toute ma vie mon tres cher Monsieur

Votre tres hum[ble] et t[res] o[beissant] s[erviteur]
BAYLE

P.S. On m’a envoyé l’ Illustre Bassa. Mr Ripp m’a promis que dés que S[on] E[xcellence] aura leu le Mercure hollandois, il vous le renvoiera. Mr Du Chene [8] y tiendra la main pour l’en faire souvenir. C’est demain q[ue] je crois partir d’icy et samedy de Geneve. Je croi que le meilleur est que je donne à Mr votre frere l’ecu de l’ Ill[ustre] Bassa[.]

A Copet le jeudy 24 / 14 may 1674

 

Je viens de recevoir la votre [9], mais quelque presse* qu’on vous fasse, il m’est impossible de vous satisfaire moi meme sur le livre. Il est vrai que mademoiselle Marcombes m’a solemnellement promis afin q[ue] je me misse l’esprit en repos, qu’asseurement vous le recevriez par son moyen. Il court un bruit que les Hollandois ayant trouvé l’île de Ré abandonnée s’en sont saisis [10][.]

 

[ M lle Marcombes à David Constant [11] ] [12]

Comme je suis venue chercher un cayer à la chambre de Mr Baille je l’ay trouvé qu’il vous ecrivoit et qu’il vous mandoit la promesse que je luy ay faitte d’avoir soin de votre Mercure hollandois et que je vous le ranvoyeroy infailliblemant[.] Je luy ay promis de vous l’ecrire il m’a pris au mot[.] J’ay acsepté la condision y trouvant un moyen de vous redireque je ne lesseray jamais echaper aucune ocation où il s’aigra [13] de votre service tant petite ou grande soit elle soit pour vous ou pour ceus qui vous apartien* sans faire connoitre que je suis avec toute la sinsserité possible Monsieur votre tres humble et afectionnée amie et servante[.]
M M

A Monsieur / Monsieur Constant / f. m. d. s. E. / A Lausanne

Notes :

[1Sur le départ de Bayle de chez les Dohna, voir Lettre 55, n.1.

[2Voir Torquato Tasso, Gerusalemme liberata, iv.10 : « Voilà ce qui aggrave le plus mes tourments. »

[3Marie Colladon, épouse de David Constant.

[4Nous ne savons rien de M. de Chesauld.

[5Jean-Jacques Manget (1652-1742), Genevois, venait d’achever ses études de théologie. En 1678, il allait entreprendre des études de médecine, domaine où il publiera plusieurs compilations. Il devait demeurer en bons termes avec les Dohna, car en 1704 on le voit intendant du comte de l’époque pour la baronnie de Coppet : voir Stelling-Michaud, iv.420, n o 3929.

[6Sur la demande de Bayle, Constant avait acheté le premier tome de ce roman de Madeleine de Scudéry, pour la somme coquette d’un écu : voir Lettre 48. Vraisemblablement, ce n’était pas pour lui-même que Bayle avait fait l’acquisition de ce volume, mais pour l’une des femmes de la maisonnée. Les ressources de Bayle étaient si restreintes qu’on peut douter qu’il ait voulu surcharger ses maigres bagages, lors d’un voyage prochain, par un ouvrage de cette nature, et aussi coûteux.

[7Il s’agit probablement de Gabriel Constant (1652-1743), à l’époque étudiant à l’Académie de Lausanne ; consacré pasteur en 1678, il devait par la suite exercer le ministère pastoral dans le canton de Vaud.

[8Ce personnage se révèle difficile à identifier. En tout cas, il s’agit d’un familier du comte de Dohna.

[9Cette lettre ne nous est pas parvenue.

[10En fait, ce fut Belle-Isle qui fut menacée quelques jours par la flotte hollandaise, au mois de juin 1674 : voir la Gazette, extraordinaire n o 81 du 13 juin 1674 : « La retraite de la flotte holandaise hors de Belle-Isle et des costes de la Bretagne, avec les particularitez de sa route depuis son départ de Hollande, et tout ce qui s’est passé dans cette retraite. » Bayle se fait apparemment ici l’écho d’une rumeur recueillie chez le comte de Dohna, probablement sur la base de spéculations des gazettes hollandaises.

[11Ce qui suit est de la main de Louise Marcombes.

[12Ce qui suit est de la main de Louise Marcombes.

[13Il faut lire « s’agira ».

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