Lettre 57 : Pierre Bayle à David Constant de Rebecque
Je suis si horriblement pressé par des ordres redoublés de me retirer incessamment, que je pars sans avoir l’honneur de vous aller rendre visitte [1]. C’est un de mes plus grans regrets, et comme diroit un homme de delà les monts
.
Mais il faut ceder à la necessité, à laquelle vos poetes ont meme assujetti les dieux. Ce qui me console c’est que votre amitié n’ayant pour fondement aucune de mes actions, je ne dois pas craindre que tandis que vous serez l’obligeant et l’honnete et le genereux monsieur Constant, elle se diminue, quelques fautes que je fasse de mon coté contre elle. Continuez moi mon cher Mr cette precieuse amitié. Je me souviendrai de vous par toute terre, et vous donnerai de mes nouvelles, faites moi reponse s’il vous plait selon les adresses que je vous marquerai, et vous serez cause que je n’aurai pas tout perdu en vous quittant, puis qu’il m’en restera de tems en tems des lettres de votre façon. Je prie Dieu pour votre prosperité et de toute votre maison et en particulier de Made le votre femme [3] que je salue de tout mon coeur…
Son Ex[cellen]ce faira ce que vous souhaittez pour Mr de Chesauld [4] . Il s’est trouvé à Geneve un honnete homme pour venir à ma place. Il se nomme Mr Manget, et est de Geneve meme [5]. Mr Ripp vous salue et est bien aise que le vin se soit trouvé bon, il n’en a point d’autre à vendre. Je vous renvoirai ou fairai renvoyer le Mercure hollandois promptement. J’ay receu le billet pour l’ Illustre Bassa [6], et l’ay fait tenir à son adresse, mais je n’en ay aucune reponse. Je rendrai l’ecu à Mr votre frere [7], ou vous l’envoierai à vous meme. Je ne puis me lasser de vous entretenir quoi que je le fasse grossierement, et j’ay autant de peine de finir cette lettre, que j’en avois autrefois à me separer de votre incomparable conversation. Il faut pourtant finir icy et vous asseurer que je suis et serai toute ma vie mon tres cher Monsieur
Votre tres hum[ble] et t[res] o[beissant] s[erviteur]
P.S. On m’a envoyé l’ Illustre Bassa. Mr Ripp m’a promis que dés que S[on] E[xcellence] aura leu le Mercure hollandois, il vous le renvoiera. Mr Du Chene [8] y tiendra la main pour l’en faire souvenir. C’est demain q[ue] je crois partir d’icy et samedy de Geneve. Je croi que le meilleur est que je donne à Mr votre frere l’ecu de l’ Ill[ustre]
Je viens de recevoir la votre [9], mais quelque presse* qu’on vous fasse, il m’est impossible de vous satisfaire moi meme sur le livre. Il est vrai que mademoiselle Marcombes m’a solemnellement promis afin q[ue] je me misse l’esprit en repos, qu’asseurement vous le recevriez par son moyen. Il court un bruit que les Hollandois ayant trouvé l’île de Ré abandonnée s’en sont saisis [10][.]
[ M lle Marcombes à David Constant [11] ] [12]
Comme je suis venue chercher un cayer à la chambre de Mr Baille je l’ay trouvé qu’il vous ecrivoit et qu’il vous mandoit la promesse que je luy ay faitte d’avoir soin de votre
Notes :
[2] Voir Torquato Tasso, Gerusalemme liberata, iv.10 : « Voilà ce qui aggrave le plus mes tourments. »
[3] Marie Colladon, épouse de David Constant.
[5] Jean-Jacques Manget (1652-1742), Genevois, venait d’achever ses études de théologie. En 1678, il allait entreprendre des études de médecine, domaine où il publiera plusieurs compilations. Il devait demeurer en bons termes avec les Dohna, car en 1704 on le voit intendant du comte de l’époque pour la baronnie de Coppet : voir Stelling-Michaud, iv.420, n o 3929.
[6] Sur la demande de Bayle, Constant avait acheté le premier tome de ce roman de Madeleine de Scudéry, pour la somme coquette d’un écu : voir Lettre 48. Vraisemblablement, ce n’était pas pour lui-même que Bayle avait fait l’acquisition de ce volume, mais pour l’une des femmes de la maisonnée. Les ressources de Bayle étaient si restreintes qu’on peut douter qu’il ait voulu surcharger ses maigres bagages, lors d’un voyage prochain, par un ouvrage de cette nature, et aussi coûteux.
[7] Il s’agit probablement de Gabriel Constant (1652-1743), à l’époque étudiant à l’Académie de Lausanne ; consacré pasteur en 1678, il devait par la suite exercer le ministère pastoral dans le canton de Vaud.
[8] Ce personnage se révèle difficile à identifier. En tout cas, il s’agit d’un familier du comte de Dohna.
[9] Cette lettre ne nous est pas parvenue.
[10] En fait, ce fut Belle-Isle qui fut menacée quelques jours par la flotte hollandaise, au mois de juin 1674 : voir la Gazette, extraordinaire n o 81 du 13 juin 1674 : « La retraite de la flotte holandaise hors de Belle-Isle et des costes de la Bretagne, avec les particularitez de sa route depuis son départ de Hollande, et tout ce qui s’est passé dans cette retraite. » Bayle se fait apparemment ici l’écho d’une rumeur recueillie chez le comte de Dohna, probablement sur la base de spéculations des gazettes hollandaises.
[11] Ce qui suit est de la main de Louise Marcombes.
[12] Ce qui suit est de la main de Louise Marcombes.
[13] Il faut lire « s’agira ».