Lettre 581 : C.B.D.L.R. à Pierre Bayle

A Paris ce 24 juin 1686

• Je ne sçay Monsieur si pour la premiére fois que je me donne l’honneur de vous écrire • je le feray assez tost pour que vous profitiez en quelque manière de ce que je dois vous dire. C’est au sujet du livre des Prejugez contre le jansenisme dont vous avez promis de parler dans vos 1 res Nouvelles [1]. Le docteur qui en est auteur est un jeune homme de Chambery fils d’un conseiller ou senateur au Senat de Savoye comme on l’appelle là ; qui n’a gueres plus de 26 à 27 ans. Il a assez bien soûtenu son rang dans les ecoles de Sorbonne tandis qu’il les a frequentées et son assiduité à s’y trouver surtout durant la licence crainte de payer des amandes aussi bien que son application ont fait conjecturer qu’il deviendroit quelque chose de bon. Pour les sermons qu’il a faits dans quelques églises de Paris durant ce temps là ils ne luy ont pas beaucoup relevé sa reputation ; car ils ne valoient pas grand chose si l’on peut appeller ainsy des discours sur la parole de Dieu. Peut estre que ceux de l’Avent qu’il a presché à son retour en Savoye devant le Senat de Chambery auront eu plus d’applaudissement parce que quelque accoutumé que l’on • y soit à n’y entendre que d’habiles gens on aura bien voulu en consideration de / Mr son pere luy donner quelques eloges apparents ou affectez. Il en pourra avoir esté de mesme • du sermon qu’il a dit-on prononcé à Turin en presence de leurs A[ltesses] R[oyales] aussi bien que du celebre discours fait en presence de l’Academie royale de la mesme ville qu’il n’a pas manqué de faire inserer dans le Mercure galant de l’année derniére [2]. Il reussira sans doute encore mieux dans l’Eglise de son prieuré de Bellevaux parce qu’étant située entre quatre ou cinq montagnes et éloignée d’une demy lieüe de tout village il y sera rarement entendu que par des religieux idiots qui la desservent.

Mais pour venir à son livre qui comme son premier coup d’essay luy aura attiré plus de loüanges et l’aura fait regarder comme un zelateur ardent de la maison de Dieu parmi des peuples qui pour la pluspart avoient assurement besoin qu’on leur expliquat ce que c’estoit qu’un janseniste quoyqu’il y ait du danger à l’avoir fait parce que n’estant pas plus éclairez qu’ils en ont besoin ils pourroient bien se laisser aller à des idées aussi visionnaires à cause de la nouveauté : je vous diray qu’on luy prepare icy sa sausse : que d’habiles gens qu’un peu de charité s’il en avoit eu veritablement luy devoit faire honorer sinon comme ses maistres du moins comme ses freres au reste sensibles aux duretez et aux infamies mesmes qu’il leur dit : et que bien luy en prend d’estre en pays de seureté à l’egard de la • Sorbonne ; car s’il revenoit en France il pourroit bien s’acquiter un peu mieux qu’il ne / fait du serment et de la signature qu’il a donné[s] sur la non infaillibilité du pape et sur d’autres points où sa parole n’est pas moins engagée que sur la condemnation qu’il a faite des erreurs de Jansenius avant qu’estre receu bachelier. Ce n’est pas qu’il n’y ait d’autres gens qui le méprisant comme un jeune homme ne croyent au dessous d’eux de luy répondre ; et peutestre qu’après la defense faite par le Roy de renouveller et de provoquer ces querelles ceux-cy pourront bien l’emporter sur les premiers ; mais s’ils gardent le silence en ce pays ils ne le feront pas ailleurs et sans doute qu’ayant toute liberté d’écrire et d’imprimer toutes choses en Hollande ils en profiteront pour repousser des traits si mal lancez [3]. En ce cas je plains cet auteur car il y a en[core] bien de jeunesse de fougue et de feu dans son livre et bien de sujet de mordre sur luy. Comme je n’ay pas le temps ni l’espace de vous en dire davantage je finis en vous nommant ce docte personnage qui s’appelle Mr l’ abbé De Ville [4] et en vous assurant qu’en attendant de vous envoyer bientost un ouvrage qui ne sera pas indigne de vos sçavantes Nouvelles je suis avec respect Monsieur vostre tres humble et tres obeissant serviteur
C. B. D. L. R. [5]

La ville de Cologne où est imprimé ce livre est la Colon[ia] allobr[ogum] [Genève] et non pas la Colon[ia] agripp[inæ] [Cologne] comme vous l’aurez pu connoitre par la qualité de l’impression [6]

Si vous pouvez donner place à ma lettre vous me ferez plaisir sans me denomer.

• Hollande/ A Monsieur/ Monsieur Bayle auteur des Nouv[elles] de la rep[ublique] des lettres chez Monsieur/ Ferrand marchand de la ville de/ Rotterdam

 

Notes :

[1L’auteur de la lettre fait allusion à l’annonce du livre en question de François de La Ville dans les NRL mai 1686 cat. iii : Bayle y donne le titre complet : Préjugez legitimes contre le jansénisme ; avec une Histoire abrégée de cette erreur depuis le commencement des troubles que Jansenius et M. Arnaud ont causez dans le monde jusques à leur pacification et une Préface dans laquelle on determine quel jugement on doit former aujourd’hui des disciples de Jansenius (Cologne 1686 12°). L’essentiel de la présente lettre sera reproduit par Bayle dans les NRL juillet 1686 art. VIII.

[2Nous n’avons pas trouvé ce discours prononcé par François de La Ville devant l’Académie de Turin dans le Mercure galant de l’année 1685 ni des premiers mois de l’année 1686.

[3C’est l’annonce de la réfutation par Antoine Arnauld qui fut achevée début septembre 1686 et qui devait paraître peu après : Phantôme du jansenisme ou justification des prétendus jansenistes par le livre même d’un Savoïard Docteur de Sorbonne leur nouvel accusateur intitulé « Les Préjugez légitimes contre le Jansenisme etc. » (Cologne 1686 12°) et dont Bayle donne le compte rendu dans les NRL janvier 1687 art. VI. François de La Ville ne répliqua pas à Arnauld dont l’ouvrage reparut en 1688 et de nouveau en 1714 par les soins de Nicolas Petitpied.

[4François de La Ville prieur de Bellevaux fils d’un conseiller au parlement de Chambéry avait fait des études à partir de 1677 au séminaire de Saint-Sulpice avec lequel il resta en rapport ; il était âgé à la date de la publication de son ouvrage d’environ vingt-six ou vingt-sept ans : voir Louis Tronson Correspondance éd. L. Bertrand (Paris 1904) iii.191 et E. Jacques Les Années d’exil d’Antoine Arnauld 1679-1694 (Louvain 1976) p.473-474.

[5Nous n’avons pas réussi à déchiffrer les initiales « C.B.D.L.R. » : il s’agit certainement d’un ami parisien de Port-Royal en contact avec Antoine Arnauld lui-même en exil à Bruxelles à cette époque. Arnauld était en Hollande pour l’enterrement de Jean-Baptiste van Neercassel en juin 1686 lorsqu’il prit connaissance de l’attaque de François de La Ville qui le traitait d’« hypocrite » et de « vieux Tartuffe ». Il avait d’abord attribué l’ouvrage à François Bertrand de La Pérouse (vers 1640-1699) doyen de la collégiale de Chambéry mais il apprit par la suite le véritable nom de l’auteur.

[6Outre les imprimeurs mêmes de Cologne ceux de Genève n’étaient pas les seuls à utiliser le nom de Cologne comme lieu de publication de certains ouvrages.

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