Lettre 587 : Daniel de Larroque à Pierre Bayle

• [Oxford juin-juillet 1686] [1]

Il y a une certaine fatalité mon cher Monsieur sur les les [ sic] lettres que je vous écris qu’aucune ne peut parvenir jusqu’à vous. Car toutes les fois qu’elles ont esté en état d’estre envoiées par amis il s’est toujours trouvé que ces amis là se s[on]t bottez pour demeurer au logis [2]. A présent que j’ay l’occasion de Mr Westein [3] je ne la veux pas laisser passer sans vous remercier mon cher Monsieur du soin que vous avez pris de m’informer de vôtre santé [4]. Je partis avec un chagrin extrême de Hollande puisque ce fut sans avoir eu le plaisir de vous voir parfaitem[en]t guery. Je suis un peu consolé de ce malheur par les bonnes nouvelles que vous me donnez de vôtre état présent. Jouissez en croyez moy sans toutes ces longues veuës d’avenir qui ne servent qu’à troubler le présent. Contentem[en]t passe richesses. Vous avez de la reputation pour 4 et pour du bien si vous n’en avez que pour un ne vous en chagrinez point cela suffit.

Je ne say pourquoy Mr Papin vous a dégouté d’Angleterre [5] ce qui peut estre pour luy un sujet de depart n’en doit point estre un pour vous de changem[en]t de dessein. Il y a bien du mérite mais il n’est pas éclatant et ceux qui en ont de ce dernier genre se font remarquer partout. Cette remarque n’entraîne pas toujours la / fortune avec elle mais quelquefois aussi elle le fait. Si vous m’en croyez venez vous môntrer icy ce printems avec Mr Banage. Je seray à tous deux vôtre interprete indigne.

Il y a 4 mois que je suis à Oxford je pars dans 3 jours pour Londres. J’ay icy pour compagnie françoise Mr Fatio Dhuillier [6][] c’est assurém[en]t une personne d’un grand mérite[] il vient de publier dans le traité De Ponderibus et mensuris du docteur Bernard une petite dissert[ation] sur les dimensions de la mer d’airain [7]. Mais c’est un point de science que je laisse aux experts. Nostre évêque icy nous menace chaque jour de quitter ce monde [8] • mais je croy que l’autre [9] n’en veut point puisqu’il est toujours icy bas. On est dans un déchainem[en]t furieux contre luy. Et toute bonne ame se fait un point de conscience d’en dire tout. C’est un étrange christianisme que cela. Mais quoy[!] c’est celuy à la mode.

Adieu mon cher Monsieur. Je suis tout à vous. Je vous prie d’assurer toute la famille de Mr  Paets  [10] de mes tres humbles respects et Mademoiselle Jurieu [11] quand vous en trouverez l’occasion.

 

A Monsieur/ Monsieur Bayle professeur/ en philosophie et en histoire/ A Roterdam •

Notes :

[1Cette lettre porte en tête écrite d’une autre main la date du 25 février 1685 qui découle sans doute de la date que Bayle a lui-même portée au dos de la lettre. Or cette date est inacceptable. En effet Larroque quitta Paris le 10 février 1685 pour aller en Hollande où il passa de longs mois. Dans la présente lettre écrite d’Oxford où Larroque est arrivé au mois d’avril 1686 (Lettre 567 n.1) il raconte qu’il fréquente l’astronome Fatio de Duillier ; or le 10 mars 1686 celui-ci était encore à Genève et ne devait partir que le mois suivant avec Gilbert Burnet pour Rotterdam et ensuite pour Londres (Lettre 536 p et n.8). D’autre part dans la présente lettre Larroque mentionne l’état désespéré de John Fell évêque d’Oxford qui écrit-il « nous menace chaque jour de quitter ce monde ». John Fell devait mourir le 10/20 juillet 1686.

[2Formule humoristique : « ces amis ont mis leurs bottes pour rester à la maison ».

[3Henrik (né Johann-Heinrich) Wetstein le célèbre imprimeur d’Amsterdam : voir Lettre 285 n.5.

[4Cette lettre de Bayle à Larroque est perdue ; aucune lettre de Bayle à Larroque ne nous est parvenue avant celle du 11 juin 1693. Dans celle dont il est question ici Bayle devait répondre aux lettres de Larroque des mois de mai et juin 1686 : Lettres 567 et 568.

[5Isaac Papin (1657-1709) était parti pour l’Angleterre à la révocation de l’édit de Nantes. En 1686 il fut présenté par trois pasteurs français à l’évêque d’Ely qui lui conféra les ordres du diaconat et de la prêtrise. Aucune correspondance entre Bayle et lui n’a été conservée mais Chauffepié parle d’un voyage en Hollande où Papin cherchait à s’établir. On sait que Leers imprima son ouvrage La Foy réduite à ses véritables principes avec une courte préface de Bayle ( OD v.209-210) et que la parution de ce livre au printemps 1687 devait ruiner ses espérances en raison de l’hostilité que lui vouait Jurieu. De plus quelques semaines plus tard au printemps 1687 parurent toujours chez Reinier Leers à Rotterdam les Essais de théologie sur la providence et la grâce de Papin comportant une forte attaque contre la position de Jurieu sur la théodicée telle qu’elle s’exprimait dans son Jugement sur les méthodes rigides et relâchées d’expliquer la providence et la grâce (Rotterdam 1686 12°) ; et les Essais de Papin étaient accompagnés d’un Avertissement anonyme très probablement composé par Bayle lui-même (comme l’a établi G. Mori) très ironique à l’égard de Jurieu. Soit par lettre soit dans la conversation Papin avait dû confier à Bayle qu’il désirait quitter l’Angleterre. Il allait par la suite chercher à s’établir à Hambourg puis à Dantzig où on lui demanda de signer une profession de foi orthodoxe. S’y refusant il retourna en Angleterre. Par la suite il devait écrire à Bossuet et négocier sa conversion au catholicisme pour pouvoir revenir en France.

[6Sur Fatio de Duillier voir Lettres 384 n.10 et 536 p.

[7Voir Nicolas Fatio de Duillier Epistola De Mari Æneo Salomonis. Ad E. Bernardum S.Th.D. dans l’ouvrage d’ Edward Bernard De Mensuris et Ponderibus Antiquis. Libri Tres. Editio altera purior et duplo locupletior (Oxoniae 1688 8°). Nous n’avons pas trouvé trace d’une édition antérieure de l’ Épître de Fatio de Duillier qui ne figure pas dans l’ouvrage de 1685 où la première édition du De Mensuribus et Ponderibus fait suite curieusement au commentaire d’ Edward Pococke sur Osée (Oxford 1685 folio) avec lequel il n’a aucun rapport. La « mer d’airain » ou plutôt « mer de métal fondu » décrite dans Chroniques II4.3 et 1 Rois 723 était non pas une mer mais un vaste récipient d’une capacité apparemment de quelque 80 000 litres qui servait dans les cérémonies de purification et avait une valeur symbolique actuellement inconnue.

[8Le Docteur John Fell (1625-1686) fellow de Christchurch College vice-chancelier de l’Université d’Oxford pendant un temps évêque d’Oxford bienfaiteur de son collège et de l’Université y était très admiré comme homme intègre et érudit distingué. Ailleurs il était moins populaire sans doute du fait de son orthodoxie anglicane rigide et de sa sévérité à l’égard de la dissidence religieuse.

[9« l’autre » : l’autre monde.

[10De la famille d’ Adriaan Paets lui-même mort le 8 octobre 1685 nous ne connaissons que son fils et homonyme qui venait de faire le voyage de Londres : voir Lettres 504 n.11 et 520.

[11Larroque salue Hélène Du Moulin l’épouse de Pierre Jurieu ; son silence à l’égard du théologien lui-même est peut-être significatif.

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