Lettre 593 : Pierre Bayle à Vincent Minutoli

A Rotterdam, le 8 de juillet 1686

J’ai reçu, mon très-cher Monsieur, et votre belle lettre sur Mr Spon, et celle que vous aviez donnée au gouverneur d’un seigneur anglois, et l’autre qui est venuë à droiture* [1]. C’a été pour moi une abondante moisson de lectures agréables et charmantes. Vous aurez pû remarquer, si vous avez lû les prémiers de mes Nouvelles de 1686, que Mr Graverol me communiqua un Eloge de Mr Spon, peu après sa mort, qui fut inséré à la chaude* [2]. C’est ce qui m’a empêché de publier votre Eloge, qui n’est venu que deux mois après. J’ai dessein de l’insérer tout entier dans des Nouvelles extraordinaires ; et en attendant, j’en ai donné un abrégé dans celle du dernier mois [3]. L’homme, dont vous avez eu la bonté de m’avertir de me défier, m’étoit déjà venu voir long-tems avant votre lettre. Je lui trouvai un grand air de présomption ; et il me communiqua un manuscrit des Vies de Corbulon, etc. Je lui dis que je savais que feu Mr Spon y travailloit. Il me répondit, qu’à la vérité, il avoit eu cette pensée ; mais qu’il avoit donné ensuite cette tâche à lui Mr de Fers [4] : comme aiant plus de politesse de stile, et plus de talent en françois. Il ajouta, que si les amis de Mr Spon vouloient publier ces Vies, comme étant de lui, il se verroit obligé de les revendiquer, et d’en avertir le public dans les gazettes. Je ne l’ai vû qu’un quart d’heure ; après quoi il s’en alla à La Haye, et depuis cela je n’ai plus ouï parler de lui. Je le préparai à n’espérer pas en ce païs de grands biens de sa plume ; parce que les libraires ne paient pas fort largement ni les auteurs, ni les correcteurs, et ainsi, que son manuscrit ne seroit pas capable de le nourrir deux mois. Je ne sai pas s’il l’a présenté à imprimer. Vous m’avez fait un plaisir extrême, mon cher Monsieur, de me rendre compte de vos promotions, et de vos quadrilles de combatans. Il me semble que je vois briller d’ici les éclairs qui éclatoient dans votre harangue ; et vous devriez enfin vous laisser persuader d’en publier un recueil [5]. Je suis aussi bien aise d’apprendre les succès de la dispute philosophique. Notre an / cien ami Mr Leger mérite sans doute ce poste ; et je voudrois qu’il y en eut deux à remplir, afin que vos désirs pour Mr Beddevole fussent accomplis [6]. Je vous supplie de lui faire mille amitiez de ma part, et mille excuses de mon silence. Ses Essais d’anatomie ont été fort goutez [7] ; et le libraire les veut faire mettre en latin. J’ai beaucoup d’estime pour tout ce qu’il écrit et pense ; et je vous prie de l’en bien assûrer. Je dois depuis long-tems une réponse à Mr Dacier, ministre dans l’une des Eglises de la campagne [8]. Je prens la liberté de la mettre sous votre couvert, et de vous suplier de la lui faire donner au plûtôt. Notre cher Mr Basnage est ici l’un de nos ministres pensionnaires [9]. Nous nous régalons souvent de parler de vous, et des belles conversations que vous nous donniez à Genève. Il cherche occasion de vous envoier un livre, qu’il vient de publier sur les affaires du tems. Ce sont des lettres à son Eglise [10] : il y a mille bonnes choses. Mr Le Clerc se signale de jour en jour par sa hardiesse à imprimer des hérésies, et à condamner sans rémission, et avec une médisance outrée, dans les boutiques des libraires, tous les auteurs qui ne lui plaisent pas ; et cela veut dire beaucoup, et enferme presque tout le monde [11]. Excepté Episcopius [12], Courcelles [13], Hammond [14], et quelque peu d’autres, le reste ne vaut rien selon lui. Il réplique à Mr Simon [15]. Vous aurez pû voir dans L’Accomplissement des prophéties de Mr  Jurieu, que ce Mr Simon s’est fait des affaires avec lui [16]. On l’a traité comme il le mérite ; car c’est dans le fond un impie, qui pour faire sa cour aux persécuteurs de France, s’est déchainé sur nous, comme un cheval, ou comme un dogue enragé, dans son dernier livre. Mr Allix devroit lui appréter sa sauce [17]. J’ai cherché Mr Sismus [18], mais sans le trouver. Il n’est pas en ville apparemment. Je vous suis cependant bien obligé d’avoir eu la bonté de vous souvenir de moi. Mr Smith, docteur anglois, a écrit quelque chose depuis peu contre Mr Simon, au sujet du mot , qu’il soutient n’avoir pas été connu des Grecs avant / deux cens ans [19]. Il nous est venu de Genève un ecrit contre le jansénisme, qui est assez dur et sanglant ; je ne sai si les jansénistes de ce païs-ci y répondront. L’auteur est un Savoiard, fils d’un sénateur de Chambéri, et jeune homme [20]. Ne sait-on pas l’auteur de la Vie de Dom Juan d’Autriche, imprimée à Genève depuis peu [21] ? Et que dit-on chez vous de l’histoire de votre république, par Mr Leti [22] ? Quel fatras, et quel assemblage de pieces peu nécessaires à une histoire, et tout au plus, bonnes pour en grossissant les tomes, donner lieu à plus d’etrennes pour les epitres dédicatoires ! L’auteur vient d’écumer quelques princes d’Allemagne, à la Chappuzeau [23]. Je suis tout à vous, mon cher Monsieur.

Notes :

[1Voir Lettres 517 et 565. En revanche, la troisième lettre, « venuë à droiture », si elle est bien parvenue à Bayle, semble s’être perdue.

[2Voir NRL, février 1686, art. IX, et Lettre 512.

[3Bayle mettait de côté les textes trop longs pour les NRL, ayant l’intention de publier régulièrement un supplément sous le titre Nouvelles extraordinaires : voir, par exemple, Lettre 589, n.5. Ce projet ne se réalisa jamais, mais il publia bien certaines pièces – de Rainssant, de Losme de Montchesnay et de Saint-Evremond, ainsi qu’un de ses propres textes – dans Le Retour des pieces choisies, ou bigarrures curieuses (Emmerick 1687, 12°) : voir Lettre 605, n.7.

[4Nous n’avons su identifier plus précisément M. de Fers.

[5Cette suggestion faite à Minutoli de constituer un recueil de ses harangues n’a pas été suivie d’effet.

[6Sur ce concours pour la chaire de philosophie à l’université de Genève, laissée vacante par Jean-Robert Chouet, voir Lettre 565, p.394. Les candidats furent Dominique Beddevole, Antoine Léger et Jean Sarasin ; Antoine Léger devait l’emporter. Minutoli avait recommandé Beddevole pour ce poste.

[7L’ouvrage devait, en effet, connaître plusieurs éditions : Dominique Beddevole, Essais d’anatomie où l’on explique clairement la construction des organes et leurs opérations méchaniques selon les nouvelles hypothèse (Leide 1686, 12° ; 2 e éd. Leide 1695, 12° ; 3 e éd. Leide 1699, 12° ; Paris 1722, 12°) ; la première édition fut publiée à Leyde par Vander Aa ; les suivantes également à Leyde par Jordan Luchtmans ; une dernière à Paris par d’Houry.

[8François Dassier (1649-1707), pasteur à Vandœuvres, près de Genève, de 1678 à 1701, puis à Genève même jusqu’à sa mort. Il devait y publier en 1689 une Historia reformationis Ecclesiæ anglicanæ, traduction latine de l’ History of the Reformation of the Church of England de Gilbert Burnet ; Bayle en avait annoncé la publication dès novembre 1685 : NRL, novembre 1685, art. VI, in fine.

[9Jacques Basnage, pasteur « extraordinaire » de l’Eglise wallonne de Rotterdam depuis janvier 1686 : voir Lettre 505, n.1. Il devint pasteur ordinaire de la même Eglise en août 1691.

[11Bayle durcit sa critique à l’égard de Jean Le Clerc depuis le lancement par ce dernier de son périodique Bibliothèque universelle et historique : voir Lettre 589, n.12. Pour ce qui est des hérésies, voir Lettre 441, où Bayle lui oppose les recherches de Richard Simon, et la réponse de Le Clerc, Lettre 443.

[12Allusion aux convictions arminiennes de Jean Le Clerc. Simon Bischop (dit Episcopius, 1583-1643) succéda à François Gomar (ou Franciscus Gomarus) dans la chaire de théologie de l’université de Leyde en 1612 et fut choisi comme porte-parole des remontrants au synode de Dordrecht en 1618 ; il fut alors récusé et la condamnation de l’arminianisme s’ensuivit sans opposition. Episcopius s’exila à Anvers et puis en France jusqu’en 1626, date à laquelle il fut nommé prédicateur à l’Eglise remontrante à Rotterdam ; il devint par la suite recteur du séminaire remontrant d’Amsterdam, où devait enseigner Jean Le Clerc.

[13Etienne de Courcelles (1586-1660), après des études à Zurich, Bâle et Heidelberg (1609), revint en France pour devenir, sous le règne de Louis XIII, ministre du culte à Fontainebleau. Il refusa d’approuver les articles votés au synode de Dordrecht (1618-19), puis ceux d’Alès (1622), qui durcissaient la doctrine calvinienne de la prédestination, et il dut quitter l’Eglise de Fontainebleau (1621). Il devint alors ministre du culte à Amiens et à Vitry, mais, confronté à l’hostilité de ses adversaires calvinistes, il partit pour Amsterdam, où il travailla dans l’imprimerie de Jan Blaeu (ou Blaauw). Il redevint pasteur en 1634 et, en 1643, prit la suite de Simon Episcopius dans sa charge de professeur de théologie au séminaire des remontrants. Voir Dictionary of seventeenth-century French philosophers, s.v., art. de S. Taussig.

[14Henry Hammond (1605-1660) fréquenta le « Great Tew circle » de Lucius Carey, Lord Falkland, où se rencontraient les principaux acteurs de l’Eglise anglicane « latitudinaire » – favorable à l’arminianisme. Fellow de Magdalen College à Oxford, Hammond devint chapelain de Charles I er et fut emprisonné par les parlementaires pendant dix semaines ; il mourut la veille de sa promotion comme évêque de Worcester. Hammond traduisit les Lettres provinciales de Pascal sous le titre : Les Provinciales, or the mystery of jesuitisme (London 1657, 12°) : voir P. Jansen, De Blaise Pascal à Henry Hammond. Les Provinciales en Angleterre (Paris 1954) et Dictionnaire de Port-Royal, s.v., art. de P. Jansen.

[16Dans L’Accomplissement des Prophéties, Jurieu s’en prend à Richard Simon dans le dernier chapitre du premier tome ; dans son compte rendu de cet ouvrage, Bayle avait résumé ce règlement de comptes comme suit : « Le dernier chapitre du premier tome regarde M. Simon, qui s’est emporté d’une manière très-choquante contre M. Jurieu dans sa Réponse aux Sentimens de quelques théologiens [de Le Clerc]. On lui soutient que les remarques d’hébraïsme qu’il a mêlées dans son attaque, sont fausses ; on traite d’absurde le dessein de sa Bible polyglotte, et on lui reproche de ne s’être tant déchainé contre les protestants en général, et contre leurs plus illustres ministres en particulier, et nommément contre l’auteur, qu’afin de se réconcilier avec Messieurs du Clergé, qui ne sont pas trop persuadez, dit-on ici, que M. Simon soit catholique ; et qu’on espère que bientôt le procureur général s’en mêlera, et qu’il le priera avec autorité de le devenir. » ( NRL, mars 1686, art. VI). Ce sont ces termes que Bayle reprend dans la présente lettre. Dans la suite de son ouvrage, Jurieu s’attaque aux arguments des « antimillénaires », qui, à ses yeux, refusent de concevoir un règne de Dieu sur terre et ramènent le sens du texte de l’Ecriture aux conditions historiques de sa composition. Richard Simon est implicitement mis en cause en même temps que Josué de La Place, le professeur de Saumur : « Ceux qui ne veulent rien trouver ici que la lettre et l’histoire, ne sont pas dignes que nous ayons égard à eux. Si leur opinion n’est pas une hérésie, au moins en approche-t’elle tres-fort. Elle est indigne d’un theologien, et j’ose dire même d’un chrétien. » (chap. XVII, éd. J. Delumeau, p.229-230). A cette mise en cause, Simon devait répondre par sa Lettre des rabbins des deux synagogues d’Amsterdam à M. Jurieu, traduite de l’espagnol (Amsterdam 1687, 12°). Voir aussi Lettre 568, où Larroque fait allusion à un passage du compte rendu par Bayle, dans les NRL, avril 1686, art. I, du Vrai Systême de l’Eglise de Jurieu : le journaliste y soulignait les contradictions de Jurieu en faisant allusion aux formules de Richard Simon.

[17Sans s’ériger en adversaire de Richard Simon, Pierre Allix préparait alors la publication de ses Réflexions sur les cinq livres de Moïse, pour établir la vérité de la religion chrétienne (Londres 1687, 8°) : voir Lettre 638, n.3, et la recension par Jean Le Clerc dans la BUH, mai 1687, art. XVI, où la question de la mosaïcité du Pentateuque est traitée sans référence aux publications de l’oratorien.

[18Dans sa lettre du 28 mai 1686 (Lettre 565, n.20), Minutoli avait fait allusion à « un fort honnete jeune homme de votre ville qui est le brave M. Sismus, fils de Mr le medecin », qui venait de quitter Genève pour retourner à Rotterdam. Il s’agit ici sans doute du même jeune homme, que nous ne saurions identifier avec certitude, car il y avait à cette époque plusieurs Sismus à Rotterdam. Aux suggestions déjà faites, on peut ajouter Paulus Sismus (vers 1646- ?), médecin rotterdamois et auteur de plusieurs traités médicaux ainsi que d’une description de Rome : voir A.E.C. Simoni, « Paulus Sismus. Forgotten physician », Quaerendo, 11 (1981), p.325-327. Il se peut également qu’il s’agisse de Théodore Sismus, qui fut membre du consistoire de l’Eglise wallonne de Rotterdam en tant que diacre de 1692 à 1693 et de 1696-1697, puis comme ancien de 1700 à 1701 et de 1704 à 1705. Voir H. Bost, Le Consistoire de l’Eglise wallonne de Rotterdam, 1681-1706 (Paris 2008).

[19Sur la querelle entre Thomas Smith et Richard Simon, voir Lettre 567, n. 8. Il doit s’agir ici de l’ouvrage de Thomas Smith, Miscellanea, in quibus continentur, Præmonitis […] de Infantum communione apud Græcos. Defensio libri de Græcæ Ecclesiæ statu […] Brevis narratio de vita Cyrilli Lucarii […] Commentatio de Hymnis matutino et vespertino Græcorum. Exercitatio theologica de causis remediisque […] dissidiorum, quæ orbem Christianum hodiè affligunt (Londini 1686, 8°). Le mot grec en question est celui de , équivalent du latin transubstantiatio, terme employé par Lucaris dans le texte latin de sa Confession de foi, 1629.

[21Antoine de Courtin (1622-1685), Dom Juan d’Autriche. Nouvelle historique (Paris 1678, 12° ; Paris 1679, 12° ; Cologne 1679, 12°) ; nous n’avons pu localiser un exemplaire de l’édition genevoise. Quelques années plus tard devait suivre l’ouvrage de l’abbé Jean-Chrysostome Bruslé de Montpleinchamp, L’Histoire de Don Juan d’Autriche, fils de l’empereur Charles V (Amsterdam 1690, 8°).

[22Sur l’ouvrage de Gregorio Leti, Historia genevrina, o sia Historia della città e republica di Geneva (Amsterdamo 1686, 8°, 5 vol.), voir Lettre 542, n.1, et le compte rendu dans les NRL, mars 1686, art. IX.

[23Bayle a fait plusieurs allusions à Samuel Chappuzeau, relaps, qui s’était exilé en 1686 auprès du duc de Brunswick-Lunebourg et qui publiait souvent ses mêmes œuvres sous de nouveaux titres afin de les dédier à de nouveaux mécènes : voir, en particulier, Lettres 315, n.15, et 596, n.3.

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