Lettre 602 : François Bernier à Pierre Bayle

• [Paris, le 26 juillet 1686]

Monsieur, Il y a longtemps que vous ne nous ordonnez plus rien • par deça*, je ne sçais si je vous l’ay deja dit, n’ayez pas de peur de m’importuner, et donnez-vous bien de garde de vous adresser à d’autres, je vous estime, je vous aime, je suis assez accommodé pour un philosophe indien [1], que faut-il davantage ? Nostre heroine [2] lit toujours vos livres avec beaucoup de plaisir, elle a esté indisposée, mais elle se porte mieux. Mon petit livre m’a pensé faire* des affaires, cependant on commence à s’y accoûtumer, et on commence à ne dire plus sinon que cela est un peu trop hardy, j’attens avec impatience ce que vous m’envoyez par la voye de Mr de Bonrepos [3] ; vous payerez s’il vous plaist les petits livres à Mr Desbordes au mesme prix que les precedens. Je doute fort que Mr Jurius ait pris vostre conseil avant que d’entreprendre son dernier ouvrage [4], mais ne luy en dites rien, ce qui est ecrit est ecrit, faites luy seulement bien mes complimens, faites aussi s’il vous plaist sçavoir à Mr Desbordes que si j’attens si longtemps à luy faire reponse, ce n’est point par oubly, ni par paresse, mais c’est qu’on ne sçauroit rien tirer de positif de Mr l’abbé Furetiere, il espere toujours d’obtenir le privilege de faire icy imprimer son Dictionaire, et il est à craindre qu’il n’attende encore longtemps [5], Dieu vueille qu’il ne meure point auparavant. Envoyez moy s’il vous plaist par la premiere commodité l’ Histoire de Chine en latin par Martini [6], les Nouveaux Interests des princes de l’Europe [7], La Vie de Mr de Turenne  [8], et sur tout le dernier livre de Mr Le Clerc contre le P[ère] Simon [9], le tout à mes risques, et sur ce qui vous peut rester de mes finances. C’est toujours une chose bien fascheuse à tous nos sçavans qu’il y ait • tant de peine à avoir vos Nouvelles ; jusques à quand est-ce, etc. Ma derniere qui passa par vostre canal à la dame à Amsterdam [10] a bien fait du fracas, dont je / ne suis pas trop fasché, le mal est que tout cela n’aboutit à rien, le pauvre Mogol sera toujours la duppe, grande pieté, grande religion, mais garde la bourse s’il y a seulement le moindre petit pretexte ; voila comme beaucoup de gens sont faits, je ne sçais pourtant si je ne me mettray point enfin en colere, mais qu’avez vous affaire de tout cela ? Adieu, valete et gaudete [11]. F. Bernier

A Paris 26 e juillet 1686

 

A Monsieur/ Monsieur Bayle professeur/ de philosophie/ A Roterdam

Notes :

[1« Indien » s’entend au sens très large « oriental » : allusion à l’ouvrage de François Bernier, Histoire de la dernière révolution des Etats du Grand Mogol (Paris 1670, 12°), et à son ouvrage en préparation : Voyages de François Bernier, contenant la description des Etats du Grand Mogol, de l’Hindoustan, du royaume de Kachemire, etc. (Amsterdam 1699, 12°, 2 vol.).

[3Sur François d’Usson de Bonrepos et ses missions diplomatiques, voir Lettre 504, n.8. On voit ici, comme par l’exemple de Rouillé, directeur des Postes, et par celui des nombreux commerçants cités dans la correspondance, que toute personne ayant une fonction en rapport avec l’étranger était susceptible de jouer un rôle dans la circulation d’ouvrages interdits.

[4Allusion à l’ouvrage de Jurieu qui venait de paraître chez Abraham Acher à Rotterdam : L’Accomplissement des prophéties : voir Lettre 519, n.4.

[5Apparemment, Henry Desbordes souhaitait imprimer le Dictionnaire de Furetière ; celui-ci devait paraître quelques années plus tard, imprimé par les frères Arnout et Reinier Leers, avec une préface de Bayle : Dictionaire universel, contenant généralement tous les mots françois tant vieux que modernes et les termes de toutes les sciences et des arts (La Haye 1690, folio).

[7Gatien Courtilz de Sandras, Nouveaux interets des princes de l’Europe (Cologne 1685, 12°, 2 e éd. Cologne 1686, 12°).

[8Il s’agit certainement de la deuxième édition d’un ouvrage de Gatien Courtilz de Sandras, publié sous le pseudonyme de Du Buisson : La Vie du vicomte de Turenne, etc. par Mr. Du Buisson, Seconde édition (Cologne 1686, 12°).

[9Sur la bataille entre Richard Simon et Jean Le Clerc, voir Lettre 593, n.12.

[10Cette lettre de Bernier adressée à « la dame à Amsterdam » par l’intermédiaire de Bayle ne nous est pas parvenue. Il s’agissait peut-être d’une femme libraire-imprimeur à Amsterdam, chez qui Bernier souhaitait rééditer son Histoire de la dernière révolution des états du Grand Mogol (Paris 1670, 12°) ; nous n’avons pas d’indication précise sur ce point, mais une hypothèse possible est Marie Patoillat, épouse de Gabriel de Saint-Glen, qui continua à publier le périodique Nouvelles solides et choisies à Amsterdam après la mort de son mari : sur elle, voir Lettres 260, n.5, et 359, n.6. Bien des années plus tard, en 1699, les Voyages contenant la description des Etats du Grand Mogol, de l’Hindoustan, du royaume de Kachemire de Bernier devaient paraître à Amsterdam en deux volumes in-12° chez Pierre Marret.

[11« Portez-vous bien et réjouissez-vous ».

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