Lettre 604 : Charles-César Baudelot de Dairval à Pierre Bayle
Monsieur J’ay tant de remercimens à vous faire que je ne scay de quelle maniere m’en aquitter. Je n’aurois pas attendu si lon-tems si j’avois eu une commodité* pour vous faire tenir le paquet que je joins à ma lettre [1]. L’avanture de celuy que je vous envoyois par le courrier de Mr de Louvois [2] m’a rendu plus circonspect. Et j’espere que la personne qui s’est bien voulu charger de cette lettre ne se fera pas un • mediocre plaisir de vous la donner en main propre avec ce qui l’accompagne. On est icy tellement charmé de vos ouvrages et l’on a tant sujet de l’estre ; que rien n’egale presque la reputation que vous en avez aquise. Ils sont les delices des honnestes gens et en verité quand je dirois de tout le monde je n’ interesserois* pas baucoup la raison et je crois que je n’en serois pas dementy. Quoy que j’aye trouvé ce que j’ay leu tres parfait, je ne laisse pas neanmoins de trouver toujours de nouveaux agremens dans ce que je lis aprez. • Ce tour inimitable qui vous est propre rend aisées et sensibles les matieres du monde les plus abstraites en sorte que chacun les lit comme si elles étoient toutes de son goût mais ce qui est merveilleux / c’est qu’on remarque dans vos descriptions tant de naturel et tant de facilité, outre ce que vous y ajoutez de votre propre fonds, qu’il semble que ce soit plutost un recit de vos meditations qu’un extrait de celles d’autruy. Il n’est pas fils de bonne mere en ce pays cy qui ne se fasse un merite dans le monde de vous avoir leu et j’en scay baucoup qui doivent à vos Nouvelles la meilleure partie de leur esprit et de leur erudition [3]. Que vous diray-je davantage Monsieur, je remarque encor par ma propre experience que de l’empressement pour vos ouvrages on passe en peu de tems et sans effort à l’affection pour votre personne et nonobstant méme les petits traits de religion vous avez presque autant de partisans que de lecteurs puis que dans les endroits ou vous paroissez le plus contraire au party qui domine icy, nos zelez scrupuleux s’en plaignent moins qu’ils ne les admirent [4]. Ce que l’on a dit de l’article, dans lequel vous parlez d’un livre de Mr Jurieu [5], où cet autheur pretend trouver par l’Ecriture que l’Europe sera toute protestante dans 3 ans fait bien voir que tout le monde s’interesse à votre gloire. On a cru que vous n’aviez pas assez marqué que vous ne donniez pas dans ces visions • parce qu’on est persuadé que vous n’en etes pas susceptible[,] vous qui refusez si judicieusement et si scavament celle des autres. L’ouvrage de Mr Jurieu • fait un tort considerable à la reputation de ce scavant homme[,] quelque erudition et quelque doctrine qui s’y trouve repanduë on ne laisse pas de le comparer aux visions de Morin [6][,] de Sarazin à la mere Jeane de Postel [7] et à d’autres ecrits de / méme trempe. Je puis vous asseurer enfin qu’on ne met plus cet autheur en concurrence avec vous pour la science et pour l’etenduë et la solidité d’esprit comme quelques uns faisoient auparavant, car vous n’étes pas connu icy seulement par vos Nouvelles. Je crois Monsieur que vous ne trouverez pas mauvais que je vous aye raporté ingenument ce que j’ay pensé ou ce que j’ay ouy dire sur l’ecrit de vôtre amy, puis que vous y avez une espece d’interet et que ce qui vous touche m’est infiniment cher[.] Faites moi la grace s’il vous plaist de croire que je n’exagere rien en cet endroit[.] En effet lors que j’entens dire du bien de vous ou que je lis de vos ouvrages je trouve dans mon cœur une certaine complaisance qui me fait connoitre qu’il a du moins autant de part que mon esprit au plaisir que j’en ressens. Vous n’étes pas aussy de ces gens ordinaires pour qui il faille avoir des sentimens communs et je me say si bon gré à moy méme de ceux que j’ay que j’en fais gloire comme d’un commencement de merite. J’ay esté des premiers qui ai[en]t eu icy l’ Expostulation touchant l’epitre supprimée de s[ain]t Chrysostome [8][.] Je ne croyois point qu’elle fut de Mr Alix[,] cependant j’avois l’honneur de voir quelques fois ce scavant homme et je ne scay méme si je ne luy ay point parlé de sa piece comme d’une nouveauté que j’avois euë. Si vous ne scavez pas l’histoire du retranchement de cette lettre dans le recueil de Mr Bigot la voicy et personne ne la scait si bien que moy. Le livre fut imprimé comme on peut voir avant que de passer par l’examinateur Mr Faure[,] qui en eut la commission[,] le leut et tombant sur l’endroit de cette lettre se trouva fort embarassé, il fit tous ses efforts pour voir si l’on pourroit expliquer le passage et y sauver la croyance commune ; mais ne pouvant / en venir à bout ni l’ajuster avec l’opinion du dernier concile[,] il crut qu’il falloit coupper ce nœud qu’il ne pouvoit deffaire, et s’obstina à retrancher ce qu’il jugeoit impossible de resoudre ; j’etois temoin des allées et des venuës • pour cela et des consultations ridicules qu’on faisoit de la part de Mr Faure à d’autres docteurs qui concluoient tous à aneantir un ouvrage qui favorisoit si peu la doctrine receuë chez nous. Pour moy je suis si ennemy de ces devots ignorants et scrupuleux, que je n’en crois point de plus dangereux dans la Republique des Lettres. Voyla les gens avec qui ceux qui aiment la propagation des sciences et de la verité doivent rompre de communion. Mr Bigot fut obligé d’en passer par là et d’oster la lettre de son recueil mais ce qu’il fit de plaisant c’est qu’il laissa le vide sans le vouloir remplir ny faire de carton. Dans le livre de Mr Du Pin sur les autheurs ecclesiastiques [9] ce traducteur a mal nommé le roy d’Edesse dont il parle. C’est ABGARE et non pas AGBARE qu’il s’apelle[,]
Notes :
[1] Sur les ouvrages qui accompagnaient cette lettre, voir ci-dessous, n.11, 12, 14 et 17.
[2] Le service indépendant des messageries, moins cher et moins fréquent que celui des postes de l’Etat, était soumis par Louvois à des restrictions qui favorisaient les postes, dont il était le surintendant : voir Lettre 151, n.3.
[3] Bel éloge et indice certain du succès de Bayle auprès des honnêtes gens, qui constituaient son public de prédilection, tout particulièrement dans son pamphlet contre la « politique religieuse » de Louis XIV, Ce que c’est que la France toute catholique sous le règne de Louis le grand.
[4] Baudelot de Dairval est le premier lecteur à tempérer sa critique du « préjugé » religieux de Bayle par un tel éloge de la qualité de ses écrits.
[5] Il s’agit du compte rendu, dans les NRL, mars 1686, art. VI, de l’ouvrage de Jurieu, L’Accomplissement des prophéties : sur cet ouvrage, voir Lettre 519, n.4.
[6] Sur la controverse suscitée par la méthode proposée en 1634 par Jean-Baptiste Morin pour le calcul des longitudes, voir Lettre 297, n.15.
[7] Nous n’avons pas trouvé de Sarazin sujet à des « visions » ; il semble donc qu’il faille lire : « le comparer aux visions de Morin et aux visions de Postel, qu’elle soient du Sarazin (c’est-à-dire du Turc) ou de la mère Jeanne ». En ce cas, il s’agit évidemment de Guillaume Postel (1510-1581), orientaliste, philologue, spécialiste de la kabbale chrétienne. Après avoir été renvoyé de la Compagnie de Jésus, il souhaitait s’initier à la kabbale chrétienne à Venise auprès d’ Andreas Maes. Il y rencontra une vieille religieuse, la mère Jeanne, qu’il appela « la mère du monde » et « la nouvelle Eve ». Il professa alors, en conformité avec le Zohar (qu’il avait traduit en 1547), qu’il y avait deux messies : l’esprit féminin de l’homme, qu’il nomme anima et qui, compromise par le péché d’Eve et n’ayant pas fait l’objet de la rédemption du Christ, doit être sauvée par un messie femme, incarnation de l’âme du monde, la Sophia identifiée à la mère Jeanne. Il se tourna, dans son ambition d’« unifier le monde », vers l’empereur d’Autriche, puis vers les Turcs. Il commença ensuite (et peut-être même auparavant) à divaguer ; il fut examiné par l’Inquisition et emprisonné pendant quatre ans, puis mourut obscurément au cloître de Saint-Martin-des-Champs de Paris. Sur ce visionnaire, voir les ouvrages de F. Secret, Guillaume Postel (1510 -1581) et son interprétation du candélabre de Moyse en hébreu, latin, italien et français (Nieuwkoop 1966) ; Vie et caractère de Guillaume Postel (Milan 1987) ; Postel revisité. Nouvelles recherches sur Guillaume Postel et son milieu (Paris 1998) ; M. Kuntz, Guillaume Postel : prophet of the restitution of all things, his life and thought (La Haye 1981) ; J.-C. Margolin (dir.), Guillaume Postel 1581-1981 (Paris 1985) ; S. Matton (éd.), Documents oubliés sur l’alchimie, la kabbale et Guillaume Postel offerts à François Secret (Genève 2001) ; Y. Petry, Gender, Kabbalah and the Reformation : the mystical theology of Guillaume Postel (1510-1581) (Leyde 2004).
[8] S. Anastasii Sinaitæ Anagogicarum contemplationum in Hexæmeron liber XII hactenus desideratus [græce et latine ex versione et cum notis A. Dacerii] ; cui præmissa est expostulatio de S. Johannis Chrysostomi epistola ad Cæsarium monachum, adversus Apollinarii hæresin… [a Petro Allix] (Londini 1682, 4°). Bayle en avait laissé deviner l’auteur dans les NRL de juin 1685, art. II, à propos de l’édition par Etienne Le Moyne de la lettre de Jean Chrysostome à Cesarius : « Pour le dire en passant, ce n’est un ouvrage considérable qu’à cause qu’il paroît contraire au dogme de la transsubstantiation ; et je croi même qu’il ne feroit pas présentement le bruit qu’il fait si une petite chose qui arriva à Paris il y a cinq ans n’eût donné lieu à faire des réflexions. La chose arriva lorsque le savant M. Bigot fit imprimer la Vie de saint Chrysostome, composée par Pallade. Il y voulut ajoûter, entre autres petites pieces, la lettre du même saint au moine Cesarius, et on assûre qu’elle fut achevée d’imprimer, mais on exigea de lui qu’il la supprimât ; et comme on lui fit comprendre que sans cela il n’obtiendroit point de privilége pour son livre, il fit ce qu’on souhaita de lui. Les protestans qui ont sû cette avanture n’ont pas manqué de s’en faire honneur, comme si l’on n’avoit empêché la publication de cette lettre que parce qu’on avoit trouvé qu’elle leur étoit trop favorable. L’un d’eux a fait imprimer en Angleterre un discours sur ce sujet. Si quelqu’un le souhaite, il faudra qu’il le fasse chercher sous ce titre : S. Anastasii Sinaitae Anagogicarum contemplationum… »
[9] Louis Ellies du Pin (1657-1719), Nouvelle bibliothèque des auteurs ecclésiastiques, contenant l’histoire de leur vie, le catalogue, la critique et la chronologie de leurs ouvrages, le sommaire de ce qu’ils contiennent, un jugement sur leur stile et sur leur doctrine et le dénombrement des différentes éditions de leurs ouvrages (Paris 1686-1691, 8°, 6 vol.), dont le premier volume venait de paraître et dont Bayle avait donné un compte rendu dans les NRL, juin 1686, art. IV, où il commet en effet la faute que relève Baudelot de Dairval . Sur Louis Ellies du Pin, voir le Dictionnaire de Port-Royal, s.v., art. de R. Pouzet.
[10] Charles-César Baudelot de Dairval, De l’Utilité des voyages et de l’avantage que la recherche des antiquités procure aux sçavans (Paris 1686, 12°, 2 vol.) : voir Lettres 544, n.10, 551, n.13, et 564, n.10.
[11] Sur l’ouvrage de Pierre Petit, De Amazonibus dissertatio [...] (Lutetiæ Parisiorum 1685, 12°), voir Lettre 439, n.11. Cet ouvrage avait fait l’objet d’un compte rendu dans le JS du 16 avril 1685, et Bayle l’avait recensé d’après un extrait fourni par Rainssant dans les NRL, août 1685, art. I.
[12] Ce recueil est désigné par un terme qui reste difficile à déchiffrer : notre lecture « palatines » est conjecturale ; si elle est juste, il s’agit peut-être du récit de la conversion d’ Anne de Gonzague de Clèves (1616-1684), publié sous le titre : Ecrit de M me Anne de Gonzagues de Clèves, [...] où elle rend compte de ce qui a été l’occasion de sa conversion ; avec l’oraison funèbre de cette princesse, prononcée par feu M. Bossuet (s.l.n.d., 4°).
[13] Theodori sanctissimi ac doctissimi archiepiscopi cantuariensis pœnitentiale... Jacobis Petit primum in lucem edidit (Lutetiæ Parisiorum 1677, 4°, 2 tomes en 1 vol.)
[14] L’abbé Jacques Petit, Les Véritez de la religion prouvées et défendues contre les anciennes hérésies par la vérité de l’Eucharistie (Paris 1686, 8°) : voir Lettre 599, n.4.
[15] La révocation de l’édit de Nantes.
[16] La double négation fausse la pensée de l’auteur, qui veut dire : « il vous est difficile de dire du bien d’un ouvrage en trahissant vos sentiments et en blessant les vérités qui vous sont chères », c’est-à-dire que Bayle aurait naturellement du mal à louer un ouvrage en faveur de la Révocation.
[17] Il s’agit ici de Claude-Charles Guyonnet de Vertron (1645-1715), historiographe du roi (sur lui, voir Lettre 421, n.1). En effet, à la fin de l’ouvrage de l’abbé Petit, on trouve une « Lettre de M. de Vertron [...] à M. l’abbé Petit [...] touchant une heureuse anagramme sur les paroles sacramentales qui condamnent les hérésies de Luther et de Calvin ».
[18] François-Honorat de Beauvilliers, duc de Saint-Aignan (1607-1687), chevalier des ordres du roi, premier gentilhomme de sa chambre, conseiller du roi ; il mena avec éclat une brillante carrière militaire, participant à quatorze campagnes. Il fut élu à l’Académie française en 1663, remplaçant La Mesnardière. Ensuite, protecteur des gens de lettres, il fit partie de l’Académie de physique fondée par Huet à Caen, de celle des
[19] Sur les ouvrages de Pinsson et de Catherinot , voir Lettre 603, n.2, 5 et 6.
[20] Voir Lettre 603, n.2, pour la citation des NRL, juin 1686, art. V, dont il est question ici.
[21] Nous n’avons su identifier précisément l’ouvrage dont il est question, mais il s’agit d’un ouvrage du type de celui du Père Thomas Gouye, S.J., Observations physiques et mathématiques pour servir à l’histoire naturelle et à la perfection de l’astronomie et de la géographie, envoyées des Indes et de la Chine à l’Académie royale des sciences à Paris par les Pères jésuites, avec les réflexions de Mr de l’Académie et les notes du P. Goüye (Paris 1688, 4°).
[22] Sur Adrien Baillet, voir Lettres 422, n.3, et519, n.10. Il s’agit ici de son ouvrage Jugemens des savans sur les principaux ouvrages des auteurs (Paris 1685-1686, 12°, 9 vol.).
[23] Bayle avait été prévenu par Pierre Rainssant contre l’ouvrage de Baudelot de Dairval, De l’Utilité des voyages, mais il en avait donné un compte rendu favorable dans les NRL, avril 1686, art. V. Voir Lettres 519, p.274, 544, p.347, 551, p.362, et 564, p.390.
[24] Annoncé par Bayle dans les NRL dès le mois d’août 1685, art. I, in fine, l’ouvrage de Pierre Petit venait de paraître : De Sibylla libri res (Lipsiæ 1686, 8°) ; Bayle devait en donner le compte rendu dans les NRL, octobre 1686, art. I.