Lettre 606 : un correspondant anonyme à Pierre Bayle

[Juillet 1686]

[Des inquisiteurs de la librairie françoise.] Nous avons dit plusieurs fois que les inquisiteurs de la librairie françoise n’ont point encore des principes fixes. Quelqu’un a pris occasion de là de nous écrire ce qui suit. Rien n’est plus vrai que ce que vous dites de nos inquisiteurs ; ils n’agissent pas conséquemment, ils punissent le moins et souffrent le plus, dat veniam corvis, vexat censura columbas [1], ou si l’on aime mieux un proverbe juif, ils coulent* le moucheron et avalent le chameau [2]. Ils endurent patiemment que l’on jouë les conversions de France sur le théatre de Guenegaud [3], et qu’après la représentation d’une tragédie on régale les spectateurs par une farce, qui est manifestement la copie de ce qu’ont fait les dragons chez les huguenots, pour les faire changer de religion. On ne voit personne qui ait assez peu d’esprit pour ne s’appercevoir pas de cela.

Notes :

[1Juvénal, Satires, ii.63 : « il épargne les corbeaux et poursuit les colombes de sa critique ».

[2Formule tirée de l’Evangile selon saint Mathieu, 23,25.

[3Le théâtre Guénégaud désigne ici la troupe de la Comédie française, constituée en 1680 par la fusion des troupes de Molière et de l’hôtel de Bourgogne. En effet, la salle de la Comédie française était celle de l’hôtel de Nevers (l’actuel hôtel des Monnaies), qui avait été acheté par Henri de Guénégaud à Marie de Gonzague de Clèves, veuve du duc de Nevers ; c’est dans ce même hôtel que s’était tenu le célèbre salon de M me Du Plessis-Guénégaud (sur lequel, voir le Dictionnaire de Port-Royal, s.v.). Si les pièces enregistrées comme faisant partie du répertoire de la Comédie française à cette époque sont surtout celles de Corneille, de Racine et de Molière, la mention des farces concernant les conversions forcées est digne de foi. D’ailleurs, plusieurs pièces jouées dans les collèges vers cette même date concernaient la conversion des huguenots : voir L. Desgraves, Répertoire des programmes des pièces de théâtre jouées dans les collèges de France (1601-1700) (Genève 1986), p.26, n° 18 : L’Hérésie détruite en France par le zèle et la piété de Louis le Grand (Avignon 1686, 4°) ; p.30, n°4 : L’Hérésie exterminée, pastorale (Beauvais 1686, 4°) ; p.34, n° 6 : L’Hérésie de Calvin exterminée de la France par Louis le Grand (Blois 1688, 4°) ; p.92, n° 9 : Le Triomphe de la modération, ballet du 13 août 1685 au collège d’Harcourt ; p.112, n° 166 : Gabriel-François Le Jay, S.J., Le Triomphe de la religion sous Louis le Grand (Paris 1687, 12°) – au collège de Clermont ; p.123, n°9 : Amurath ou le triomphe de la religion chretienne (Paris 1686, 4°) – au collège de La Marche ; p.138, n° 64 : Declinationes Calvinianæ, seu regii zeli triumphus, drame donné fin février 1686 par le Père Jean Masselot au collège des jésuites à Pont-à-Mousson.

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