Lettre 607 : Giovanni-Francesco Albani à Pierre Bayle

[Rome, juillet-août 1686]

Monsieur [1], Vous ne trouverez pas mauvais, j’espere, que l’on vous donne un petit avis qui pourra dans la suite vous être de quelque utilité comme vous verrez. Vous êtes un homme d’esprit, et ceux qui lisent vos Nouvelles de la rep[ublique] des lettres, pour peu qu’ils s’y connoissent, avouent que vous en avez parfaitement. Mais, Monsieur, ne sçauroit-on être bel esprit sans offenser les gens, et sans s’attirer des affaires ? Et vous qui sçavez tant de choses, devriez vous ignorer le respect qu’on doit aux têtes couronnées, et que ce sont des choses sacrées, où l’on ne touche pas sans danger du foudre, et du tonnerre. Je vous dis ceci au sujet de la reyne de Suede, de qui vous avez pris la liberté de parler bien cavalierement dans vos No uvelles, à propos d’une lettre qu’on a imprimée sous son nom [2]. Vous en faites mention en quatre endroits : mais le dernier est assurément d’un esprit qui a pris l’essor un peu plus loin qu’il ne faloit. Quand au nom illustre de Christine vous auriés du moins ajouté celui de reyne, vous n’auriés fait que vôtre devoir. Ne m’allez pas dire que les grands historiens, comme vous, traitent ainsi les plus grands monarques, et qu’ils disent tout court Louïs XIV et Jaques II en parlant du Roi de France et de celui d’Angleterre. Le nombre de quatorze et de deux porte avec soi quelque distinction et corrige en quelque maniere la liberté de cette expression. Mais qui diroit par exemple, Louïs s’est mis en tête de convertir les protestans, avec une mission de dragons : ou Jaques veut par la douceur rétablir, s’il peut, la religion dans son royaume ; ce seroit une maniere de parler bien ridicule. Il ne l’est pas moins, Monsieur, de dire comme vous faites dans vôtre dernier mois de juin page 726[ :] On confirme que Christine est le veritable auteur etc. en parlant d’une des plus illustres reines qu’il y ait eu, et qu’il y aura peut-être jamais dans le monde. Il falloit assurément accompagner ce nom de quelque titre, non-seulement par le respect que vous devez à une si grande princesse en parlant de Sa Majesté, mais même selon le style des gens qui se piquent de bien écrire. Mais ce n’est pas encore ce qu’il y a de plus defectueux dans cet endroit de vos Nouvelles. Ce sont, Monsieur, deux ou trois mots avec lesquels vous finissez cet article : C’est un reste, dites vous, de protestantisme [3]. Vous vous seriez bien passé de dire cela. La passion de faire le bel esprit vous a emporté ; mais vous vous êtes trompé, il n’y a point d’esprit là dedans, il n’y a que de l’insolence. On ne parle point ainsi d’une reyne qui fait profession, avec tant de zele et de bon exemple, d’une religion contraire à celle des protestans, qui a tout sacrifié pour elle, et dont toutes les actions dementent ce que vous dites, qu’il y ait en Sa Majesté aucun reste de vôtre religion [4]. Il ne faut pour s’en convaincre que lire cette même lettre dont vous parlez dans vos Nouvelles [5], il ne faudroit qu’en lire plusieurs autres qu’elle a encore écrites sur le même sujet. Elle n’est point catholique à la maniere de France : elle l’est à la maniere de Rome, c’est à dire de s[ain]t Pierre et de s[ain]t Paul. C’est pourquoi elle est contre ces persécutions, par ce qu’effectivement cette maniere de convertir les hérétiques, n’est pas originaire des apôtres. Au reste, tout ce que je vous dis ici est de mon chef, et par ce que mon devoir m’oblige de vous le dire, étant un des serviteurs de la reyne. Que s’il arrive que Sa Majesté vienne à lire vos Nouvelles, je ne sai pas ce qu’elle dira, ni ce qu’elle fera ; mais, Monsieur, croyez moi, de quelque protection dont vous vous vantiez auprès des magistrats de la ville de Rotterdam, cela ne vous sauveroit pas du ressentiment d’une si grande princesse, si elle l’avoit entrepris, et Messieurs les magistrats de Rotterdam sont trop justes et trop raisonnables pour vouloir vous proteger dans une pareille occasion. Sa Majesté ne desavoue pas la lettre qu’on a imprimée sous son nom, et que vous rapportez dans vos Nouvelles. Il n’y a que le mot de je suis à la fin, qui n’est pas d’elle. Un homme d’esprit, comme vous, devoit bien avoir fait cette reflexion, et l’avoir corrigé. Une reyne comme elle ne peut se servir de ce terme qu’avec trés peu de personnes, et Mr de Terlon [6] n’est pas de ce nombre. Cette seule circonstance verifie assez que ce n’est pas la reyne qui s’est avisée de faire imprimer cette lettre, comme tout le monde sçait. Si vous en voulez faire mention / dans vos Nouvelles, vous le pouvez ; mais point de plaisanterie là-dessus comme vous avez fait dans le mois d’avril / page 472 [7] : profitez seulement de l’avis, et croyez qu’en cela je suis veritablement, Monsieur, vôtre très-humble serviteur. P.S. Si je ne mets pas ici mon nom, c’est seulement par ce que cela n’est pas necessaire, et que ma lettre n’a pas besoin de réponse. Quand il sera tems de me faire connoitre à vous, je le ferai : mais c’est à vous de vous corriger, si vous le trouvez à propos.

Notes :

[1Cette lettre s’inscrit dans une série de missives concernant le jugement porté par la reine de Suède sur la persécution des huguenots et l’exploitation par Bayle du texte de ce jugement. La présente lettre et celle du mois de septembre ou octobre 1686 (Lettre 637) soulèvent des questions complexes d’attribution ; il peut donc être utile de rappeler la séquence des événements et des envois. Le texte initial est une lettre datée du 2 février 1686 de Christine de Suède adressée au chevalier de Terlon, où elle exprime ses réticences à l’égard de la persécution des huguenots. Cette lettre circule et Gijsbert Kuiper en fournit un exemplaire à Bayle, qui, dans les NRL du mois d’avril 1686, cat. vi, in fine, exprime ses doutes quant à l’attribution de la lettre ; Kuiper s’en indigne dans sa lettre du 18 mai (Lettre 559) ; Bayle reconnaît son erreur (Lettre 561) et promet de publier la lettre en entier, ce qu’il fait dans les NRL à la fin du mois de mai, art. IV, in fine, à la suite d’un compte rendu de l’ouvrage de Jean Claude, Les Plaintes des protestans cruellement opprimez dans le royaume de France (Cologne 1686, 12°) – ce qui relevait manifestement d’un choix volontaire – mais en la désignant simplement comme « une lettre qui court sous le nom de la reine de Suède ». Kuiper s’en indigne de nouveau (Lettre 577 du 18 juin) et Bayle le rassure en annonçant sa confirmation de l’attribution de la lettre dans les NRL du mois de juin. Or, il y confirme l’attribution, certes, – NRL, juin 1686, cat. vi, in fine – mais il ajoute un commentaire lourd de conséquences : la condamnation par la reine des persécutions contre les huguenots serait « un reste de protestantisme ». C’est à cette remarque que la présente lettre (Lettre 607) répond avec sévérité ; Bayle réplique et se justifie dans les NRL, août 1686, art. IX, et reçoit une nouvelle lettre anonyme (Lettre 637), qui reprend le reproche concernant la formule sur le « reste de protestantisme » de la reine. A la suggestion de son correspondant, Bayle s’adresse alors directement à la reine de Suède (Lettre 659 du 14 novembre 1686) et reçoit une réponse satisfaite de la reine datée du 14 décembre 1686 (Lettre 674) ; Bayle insère enfin une déclaration au début des NRL du mois de janvier 1687 faisant état de la « délicatesse » de la reine au sujet du protestantisme et se disant « très-marri » de sa formule malheureuse.Si telle est la séquence des événements, la question de l’attribution de la présente lettre reste entière. Nous profitons sur ce point des recherches récentes (« Pierre Bayle et Christine de Suède », BSHPF, 155/3 (2009), p.625-655) de S. ben Messaoud, qui a découvert une copie des principales pièces de l’« affaire » parmi les papiers de Claude Brossette (1671-1743). Dans ses Mémoires concernant la vie et les ouvrages de M. Boileau-Despréaux (B.M. Lyon, ms. 6432, f° 405), Brossette attribue les deux lettres anonymes à Giovanni-Francesco Albani (1649-1721), qui devint en 1700 le pape Clément XI ; les deux lettres auraient été corrigées en ce qui concerne la langue par Jean-Marie de Rochefort (ou Giovanni Maria Roccaforte , † 24 juillet 1724), prêtre à la Chartreuse de Rome depuis 1681.A ce témoignage précieux s’ajoute celui recueilli dans ses Mémoires concernant Christine de Suède (Amsterdam 1751-1760, 4°, 4 tomes en 2 vol.) par l’historien finlandais Johann Arckenholtz (1695-1777), qui relève, parmi les papiers de Christine de Suède ayant appartenu à Albani, une copie de la lettre anonyme adressée à Bayle (Lettre 607) annotée de la main de la reine : ce document lui permet d’affirmer que la lettre a été écrite par le secrétaire de la reine, Anders (André) Galdenblad.Le troisième témoignage portant sur l’auteur de cette lettre est celui de Mathieu Marais, qui déclare avoir appris de la part du Père Bougerel que l’auteur est Sébastien Brémond (vers 1646-vers 1706), agent de la reine de Suède auprès des Etats-Généraux ( Journal et mémoires de Mathieu Marais, éd. M. de Lescure (Paris 1863-1868), iv.270). Cependant, contre ce témoignage, Arckenholtz fait état d’une correspondance régulière entre la reine et son agent où elle évoque, à la date du 6 juillet 1686, la publication de sa lettre du 2 février 1686, ainsi que les commentaires du Mercure galant, « un livre rempli de toutes les balivernes et sottises du temps » (J. Arckenholtz, op. cit., iv.133) ; or, on n’y trouve aucune allusion à Bayle ni aux NRL. De la comparaison de ces trois témoignages, nous concluons à la vraisemblance de l’hypothèse de S. ben Messaoud : les lettres anonymes auraient été écrites en premier lieu par Albani et corrigées par Rochefort ; Anders Galdenblad les aurait alors mises au propre pour les envoyer à Bayle.Soulignons enfin que Des Maizeaux a fondé son texte sur les manuscrits originaux de ces lettres et que Brossette aussi a reçu de la part de Mathieu Marais une copie de ces mêmes manuscrits, que l’avocat parisien avait obtenus par l’intermédiaire de Charles Bruguière de Naudis, l’héritier de Bayle (voir G. Ascoli, « Quelques pages d’une correspondance inédite de Mathieu Marais », Revue du XVIII e siècle, 1 (1913), p.150-175). D’autre part, A. Jubinal a publié la lettre de Christine de Suède à Bayle d’après le manuscrit de la minute dans son article : « Sur les manuscrits de la Bibliothèque de l’Ecole de Médecine de Montpellier, contenant la correspondance de Christine de Suède, 2 e partie », Revue des études historiques, t. II, 3e série (mai-juin 1852), p.129-147 (la lettre figure aux p.132-133). Nous proposons donc le texte de Des Maizeaux et signalons les variantes significatives de Brossette (et de la minute d’après Jubinal pour la Lettre 674).

[2La lettre de Christine de Suède au chevalier de Terlon datée du 2 février 1686. Bayle avait eu une copie de cette lettre par Kuiper (voir Lettre 559) ; il la publia dans les NRL à la fin du mois de mai, art. IV, in fine.

[3Bayle ajoute ce commentaire dans les NRL, juin 1686, cat. vi, in fine.

[5La lettre de Christine de Suède au chevalier de Terlon du 2 février 1686, publiée dans les NRL à la fin du mois de mai, art. IV, in fine.

[6Sur Hugues, chevalier de Terlon, voir Lettre 560, n.4.

[7Allusion aux NRL, avril 1686, cat. vi, in fine, où Bayle exprime ses doutes quant à l’attribution de la lettre (voir ci-dessus, n.1) : « il y a beaucoup d’apparence que tous les confessionnaux françois seroient rigides pour la reine de Suede, s’il étoit vrai qu’elle eut répondu au chevalier de Terlon la lettre qu’on fait courir, où elle condamne hautement le procedé de la France convertissante, et sur tout lors qu’elle fait réflexion à la conduite du clergé françois contre le chef de l’Eglise. Il y a bien des protestans qui n’osent croire qu’un reine qui fait profession de la catholicité, ait écrit une telle lettre ».

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