Lettre 607 : Giovanni-Francesco Albani à Pierre Bayle
Notes :
[1] Cette lettre s’inscrit dans une série de missives concernant le jugement porté par la reine de Suède sur la persécution des huguenots et l’exploitation par Bayle du texte de ce jugement. La présente lettre et celle du mois de septembre ou octobre 1686 (Lettre 637) soulèvent des questions complexes d’attribution ; il peut donc être utile de rappeler la séquence des événements et des envois. Le texte initial est une lettre datée du 2 février 1686 de Christine de Suède adressée au chevalier de Terlon, où elle exprime ses réticences à l’égard de la persécution des huguenots. Cette lettre circule et Gijsbert Kuiper en fournit un exemplaire à Bayle, qui, dans les NRL du mois d’avril 1686, cat. vi, in fine, exprime ses doutes quant à l’attribution de la lettre ; Kuiper s’en indigne dans sa lettre du 18 mai (Lettre 559) ; Bayle reconnaît son erreur (Lettre 561) et promet de publier la lettre en entier, ce qu’il fait dans les NRL à la fin du mois de mai, art. IV, in fine, à la suite d’un compte rendu de l’ouvrage de Jean Claude, Les Plaintes des protestans cruellement opprimez dans le royaume de France (Cologne 1686, 12°) – ce qui relevait manifestement d’un choix volontaire – mais en la désignant simplement comme « une lettre qui court sous le nom de la reine de Suède ». Kuiper s’en indigne de nouveau (Lettre 577 du 18 juin) et Bayle le rassure en annonçant sa confirmation de l’attribution de la lettre dans les NRL du mois de juin. Or, il y confirme l’attribution, certes, – NRL, juin 1686, cat. vi, in fine – mais il ajoute un commentaire lourd de conséquences : la condamnation par la reine des persécutions contre les huguenots serait « un reste de protestantisme ». C’est à cette remarque que la présente lettre (Lettre 607) répond avec sévérité ; Bayle réplique et se justifie dans les NRL, août 1686, art. IX, et reçoit une nouvelle lettre anonyme (Lettre 637), qui reprend le reproche concernant la formule sur le « reste de protestantisme » de la reine. A la suggestion de son correspondant, Bayle s’adresse alors directement à la reine de Suède (Lettre 659 du 14 novembre 1686) et reçoit une réponse satisfaite de la reine datée du 14 décembre 1686 (Lettre 674) ; Bayle insère enfin une déclaration au début des NRL du mois de janvier 1687 faisant état de la « délicatesse » de la reine au sujet du protestantisme et se disant « très-marri » de sa formule malheureuse.Si telle est la séquence des événements, la question de l’attribution de la présente lettre reste entière. Nous profitons sur ce point des recherches récentes (« Pierre Bayle et Christine de Suède », BSHPF, 155/3 (2009), p.625-655) de S. ben Messaoud, qui a découvert une copie des principales pièces de l’« affaire » parmi les papiers de Claude Brossette (1671-1743). Dans ses Mémoires concernant la vie et les ouvrages de M. Boileau-Despréaux (B.M. Lyon, ms. 6432, f° 405), Brossette attribue les deux lettres anonymes à Giovanni-Francesco Albani (1649-1721), qui devint en 1700 le pape Clément XI ; les deux lettres auraient été corrigées en ce qui concerne la langue par Jean-Marie de Rochefort (ou Giovanni Maria Roccaforte , † 24 juillet 1724), prêtre à la Chartreuse de Rome depuis 1681.A ce témoignage précieux s’ajoute celui recueilli dans ses Mémoires concernant Christine de Suède (Amsterdam 1751-1760, 4°, 4 tomes en 2 vol.) par l’historien finlandais Johann Arckenholtz (1695-1777), qui relève, parmi les papiers de Christine de Suède ayant appartenu à Albani, une copie de la lettre anonyme adressée à Bayle (Lettre 607) annotée de la main de la reine : ce document lui permet d’affirmer que la lettre a été écrite par le secrétaire de la reine, Anders (André) Galdenblad.Le troisième témoignage portant sur l’auteur de cette lettre est celui de Mathieu Marais, qui déclare avoir appris de la part du Père Bougerel que l’auteur est Sébastien Brémond (vers 1646-vers 1706), agent de la reine de Suède auprès des Etats-Généraux ( Journal et mémoires de Mathieu Marais, éd. M. de Lescure (Paris 1863-1868), iv.270). Cependant, contre ce témoignage, Arckenholtz fait état d’une correspondance régulière entre la reine et son agent où elle évoque, à la date du 6 juillet 1686, la publication de sa lettre du 2 février 1686, ainsi que les commentaires du Mercure galant, « un livre rempli de toutes les balivernes et sottises du temps » (J. Arckenholtz, op. cit., iv.133) ; or, on n’y trouve aucune allusion à Bayle ni aux NRL. De la comparaison de ces trois témoignages, nous concluons à la vraisemblance de l’hypothèse de S. ben Messaoud : les lettres anonymes auraient été écrites en premier lieu par Albani et corrigées par Rochefort ; Anders Galdenblad les aurait alors mises au propre pour les envoyer à Bayle.Soulignons enfin que Des Maizeaux a fondé son texte sur les manuscrits originaux de ces lettres et que Brossette aussi a reçu de la part de Mathieu Marais une copie de ces mêmes manuscrits, que l’avocat parisien avait obtenus par l’intermédiaire de Charles Bruguière de Naudis, l’héritier de Bayle (voir G. Ascoli, « Quelques pages d’une correspondance inédite de Mathieu Marais », Revue du XVIII e siècle, 1 (1913), p.150-175). D’autre part, A. Jubinal a publié la lettre de Christine de Suède à Bayle d’après le manuscrit de la minute dans son article : « Sur les manuscrits de la Bibliothèque de l’Ecole de Médecine de Montpellier, contenant la correspondance de Christine de Suède, 2 e partie », Revue des études historiques, t. II, 3e série (mai-juin 1852), p.129-147 (la lettre figure aux p.132-133). Nous proposons donc le texte de Des Maizeaux et signalons les variantes significatives de Brossette (et de la minute d’après Jubinal pour la Lettre 674).
[2] La lettre de Christine de Suède au chevalier de Terlon datée du 2 février 1686. Bayle avait eu une copie de cette lettre par Kuiper (voir Lettre 559) ; il la publia dans les NRL à la fin du mois de mai, art. IV, in fine.
[3] Bayle ajoute ce commentaire dans les NRL, juin 1686, cat. vi, in fine.
[4] Voir le portrait de la reine de Suède, Lettre 674, en appendice, et L. Bély, « L’éclatant incognito de Christine de Suède », in La Société des princes (Paris 1999) ; B. Quilliet, Christine de Suède (Paris 2003) ; D. Des Brosses, Christine de Suède : la fascinante et scandaleuse reine du Nord (Paris 2006) ; S.K. Akerman, Queen Christina of Sweden and her Circle. The Transformation of a Seventeenth-Century Philosophical Libertine (Leiden 1991).
[5] La lettre de Christine de Suède au chevalier de Terlon du 2 février 1686, publiée dans les NRL à la fin du mois de mai, art. IV, in fine.
[6] Sur Hugues, chevalier de Terlon, voir Lettre 560, n.4.
[7] Allusion aux NRL, avril 1686, cat. vi, in fine, où Bayle exprime ses doutes quant à l’attribution de la lettre (voir ci-dessus, n.1) : « il y a beaucoup d’apparence que tous les confessionnaux françois seroient rigides pour la reine de Suede, s’il étoit vrai qu’elle eut répondu au chevalier de Terlon la lettre qu’on fait courir, où elle condamne hautement le procedé de la France convertissante, et sur tout lors qu’elle fait réflexion à la conduite du clergé françois contre le chef de l’Eglise. Il y a bien des protestans qui n’osent croire qu’un reine qui fait profession de la catholicité, ait écrit une telle lettre ».