Lettre 629 : Dethlev Cluver à Pierre Bayle

Londres le 7/17 de septembre 1686

Monsieur Le bruit qui s’est repandu icy depuis quelques semaines que la ville d’Hambourg estoit assiegée par le roy de Dennemarc a retardé mon voyage vers le pays d’Holstein ma patrie. J’avois l’esperance en meme temps, d’avoir l’honneur de vous voyer à Rotterdam. Et c’est encore la raison que la description de mes demonstrations geometriques [1] attand un temps c[on]vena[bl]e à l’humeur du peuple, parceque vous sçavez le proverbe, inter arma s[i]lent musæ [2]. J’ay oublyé de vous dire, que votre lettre au chevalier Hoskins secretaire de la Societé r[oyale] [3] fut rendüe, et lue publiquement dans l’assemblée qui se fait tous les mecredys au coll[ege] de Grecham [4], et je croy que votre remerciement contentera l’in[cli]nation qui porte à vos Nouvelles. S’il vous plait faites moy savo[ir] au plutost, si les Actes des sçavans imprimez à Leipsig depuis le mois de juillet se debitent deja en Hollande, parceque ces [auteurs] m’ont fait advertir qu’ils ont inseré quelque chose touchant la quadrature du cercle [5], et sans doute les troubles de Hambourg retarderont encore pour quelque mois l’arrivée de ces Actes, et ainsi je vous prie d’exprimer en peu de lignes ce qu’ils disent. Je ne doute pas que tous les mathematiciens seront etonnez de voir une assertion si paradoxe, que l’infiny est rationel, mais peut estre ils seront surpris d’avantage quand je demontreray que toutes leur[s] demonstrations pour la dimension de l’infiny ne sont que des suppositions mal fondées, et qu’ Archimede avec tous ses sectateurs s’est trompé. Quelques uns ont voulu dire icy, que vous etiez encore l’auteur de cet Abregé de l’Europe [6], mais aussitost que j’ay veu le livre, mon jugement se vouloit pas accorder avec ce soupçon là, pourtant je voudrois sçavoir le nom de celuy qui le publie. Mr Du Bois est enfin de retour [7], mais par malheur il a demeuré un mois entier sur • mer. Pour le reste je suis à vos commendemens en demeurant Monsieur votre serviteur tres humble Dethleff Clüver On m’a dit qu’on avoit imprimé une seconde fois à Haarlem les ouvrages mathematiques de Kinckhuysen [8], je vous en prie de me dire le dernier prix. A Monsieur/ Monsieur Bayle professeur en philosophie/ à/ Rotterdam

Notes :

[1Sur ce projet de Cluver sur la géométrie de l’infini, souvent promis, jamais réalisé, voir Lettres 432, 435, 474, 479, 533, 573.

[2« en temps de guerre les Muses se taisent » ; Cicéron avait écrit, Pro Milone, 10, « en temps de guerre les lois se taisent ».

[3Sur Sir John Hoskyns, secrétaire de la Royal Society, qui était en correspondance avec Bayle, voir Lettres 533, n.4, 562, n.5 ; il s’agit ici de la Lettre 574 du 8 juin 1686.

[4Gresham College fut fondé par Sir Thomas Gresham (1518-1579), marchand et financier, qui avait fondé également la Bourse (Royal Exchange) de Londres. Le collège fut d’abord un lieu d’enseignement gratuit en latin : sept chaires y furent créées en théologie, musique, astronomie, géométrie, physique, droit et rhétorique. Parmi les premiers professeurs, on trouve l’architecte Christopher Wren, qui donna des conférences d’astronomie, l’inventeur des logarithmes décimaux Henry Briggs et le physicien Robert Hooke. Le succès du collège joua un rôle décisif dans la fondation de la Royal Society, qui s’installa dans ses locaux de Bishopsgate en 1663. Voir C. Hill, Intellectual Origins of the English Revolution (London 1965), ch.2 ; L. Jardine, On a Grander Scale. The outstanding life and tumultuous times of Sir Christopher Wren (New York 2002) ; S. Inwood, The Man who knew too much. The strange and inventive life of Robert Hooke, 1635-1703 (London 2002), ch.4.

[5Cluver désigne ainsi les Acta eruditorum, périodique imprimé à Leipzig et dirigé par Otto Mencke : voir Lettre 260, n.18 et 19. A la fin de son compte rendu du Grand et fameux probleme de la quadrature du cercle resolu géométriquement par le cercle et la ligne droite (Paris 1686, 12°) de Claude Mallemant de Messange dans les NRL, novembre 1686, art. IV, Bayle mentionne le traité De Scientia infiniti de Cluver « qui est, dit-on, d’une singuliere profondeur ». Il précise que Cluver « prétend y démontrer la quadrature du cercle » et ajoute que « le journal de Leipsic du mois de juillet dernier en a touché quelque chose ».

[6Il s’agit du périodique fondé par Claude Jordan, intitulé : Histoire abregée de l’Europe [...] où l’on voit tout ce qui se passe de considerable dans les Etats, dans les armes, dans la nature, dans les arts et dans les sciences, qui parut à Amsterdam entre juillet 1686 et décembre 1688. Le principal rédacteur semble avoir été Jacques Bernard (1658-1718), futur rédacteur des NRL (à partir de 1699) et un des adversaires « rationaux » de Bayle sur le plan théologique. Ancien pasteur de Venterol (1679) et de Vinsobres (1680), ayant résisté à la destruction de son temple, Bernard avait dû s’exiler en 1683 à Genève, puis à Lausanne. En 1685, la révocation de l’édit de Nantes le priva de tout espoir de retourner en France ; il partit pour les Pays-Bas et y reprit contact à Amsterdam avec son cousin Jean Le Clerc, qui réussit à le faire nommer ministre pensionnaire de Tergow, puis de Gouda. Il résidait à La Haye. Par la suite, il devait être nommé pasteur à Leyde et il y devint professeur de philosophie à l’académie. Voir Dictionnaire des journaux, n° 599, art. de H. Bots, et Dictionnaire des journalistes, s.v., art. d’ A. Juillard. Bayle avait signalé ce périodique dans les NRL, août 1686, cat. i.

[7Sur M. « Du Bois », sans doute le peintre Simon DuBois, voir Lettres 479, n.2, 534, n.12, et 573, n.4.

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