Lettre 63 : Pierre Bayle à Jacob Bayle

A Rouen le 24 septembre 1674
Monsieur et très-cher frere,

Pour vous convaincre que je prens un singulier plaisir à vous écrire, et que j’apporte de la circonspection pour prévenir les accidens qui arrêtent ou font perdre les lettres ; je fais deux dépêches à la fois, l’une par le libraire, l’autre par le parent des Monges [1]. Ce seroit grand malheur si toutes les deux se perdoient. Je vous recommande sur toutes choses l’affaire de la succession du sieur Bourdin. Elle m’importe très-considérablement, car encore un coup*, je ne crois pas pouvoir passer l’hyver dans le poste où je suis présentement [2] ; c’est pourquoi un à Paris m’est également nécessaire et avantageux. Cette ville comme je vous le disois dans mes précédentes*, est non-seulement une forêt pour se dérober à la connoissance du monde [3], mais aussi le grand champ des avanturiers* comme je suis.

Je ne répons pas à la demande que vous me faites, d’où vient que j’ai changé de gîte, parce que toutes mes lettres depuis un an, vous doivent avoir suffisamment préparé à cela, et je suis plus surpris que vous m’aïez témoigné ignorer les raisons pourquoi je me suis conduit de la sorte, que vous ne le paroissez être, que je me sois ainsi gouverné. Relisez donc un peu tant de billets, et de longues et fatigantes lettres qui sont parties de ma plume, où je vous ai répeté une même chanson, qui est que je ne trouvois point mon compte à la condition* que j’avois acceptée. J’y ai perdu bien du tems ; et si ma théologie est demeurée en arriere, c’est parce que j’avois trop peu de loisir pour étudier. Si vous me demandez pourquoi je sortis de la maison bourgeoise, souffrez que je vous dise que vous en êtes un peu cause par le peu d’assistance que je tirois de vous [4]. Mais ne rappellons pas le tems passé, et prenons garde que l’avenir ne soit encore plus fâcheux*.

Je ne puis rien faire pour la place de Bourdin  [5], car je n’ai ni son adresse, ni celle du tailleur [6]. Vous, mon très-bon et très cher frere, qui l’avez, écrivez sans remise* pour ajuster* cette affaire, et mandez-leur qu’ils me trouveront prêt au logis que je vous ai marqué. Puisqu’on vous a demandé le cadet [7], on ne sera pas faché d’en prendre un de votre main tel que je puis être.

Dites-moi, je vous prie, un peu les circonstances des affaires que vous avez eûës à Montauban. Ne me croïez pas capable de regarder d’un œuil jaloux la distinction qui peut avoir été faite de votre personne par le défunt [8]. Elle ne peut être que très-judicieuse, et en un besoin, je ferois cent syllogismes qui le prouveroi[en]t contre tous venans. Vous pouvez donc me confesser ce qui en est, et croïez que je n’en aurai pas le moindre petit chagrin. Mes très-humbles respects à M. Rivaltz. Je souhaite mille bénédictions à ma bonne mere, sans oublier ceux qu’il appartiendra*, le loyal Freinshemius. Je suis tout à vous.

Notes :

[1Le libraire est certainement Garrel ; ni le « parent des Monges », ni d’ailleurs cette famille n’ont pu être identifiés. La deuxième dépêche que Bayle mentionne fut envoyée à Jean Bayle : voir Lettre 62.

[2Sur la déception de Bayle dans son nouveau poste, voir Lettre 62, n.11.

[3Bayle pense qu’il lui sera plus facile à Paris de dissimuler son identité et, par là d’échapper à des poursuites judiciaires, susceptibles d’être intentées à cause de sa condition de relaps. Il pense aussi qu’il y trouvera un emploi plus à son goût et plus intéressant de tout point de vue.

[4Bayle fait allusion au poste qu’il occupa à Genève chez Monsieur de Normandie : voir Lettre 11, n.3. Il y était au pair, à savoir, nourri, logé, blanchi mais ne pouvait se tirer d’affaire à la longue qu’en recevant quelques subsides du Carla, qui furent rares et insuffisants ; c’est ce qui l’incita à entrer au service de Dohna, où il recevait un salaire.

[5Sur André Bourdin, pasteur du Mas d’Azil et cousin de la mère de Bayle, et son fils Charles, voir Lettre 62, n.13.

[6Il s’agit de Ribaute.

[7Charles de Bourdin, se cherchant un remplaçant, avait songé à faire proposer le poste à Joseph Bayle, le frère cadet de Pierre. Cependant, Joseph n’avait que dix-huit ans ; surtout, moins laborieux que Pierre et éduqué dans les mêmes conditions, il n’avait pu encore fréquenter le collège de Puylaurens ; il était donc piètre latiniste, ce qui n’échappait ni à son frère aîné, Jacob, ni à son père, qui, pour cette raison, avaient décliné la proposition.

[8Le testament de David Bayle avait partagé ses biens – au reste, assez minces – entre Joseph Isnard, fils aîné d’une de ses nièces, et Jacob Bayle, fils aîné d’un de ses neveux : voir Lettre 62, n.15.

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