Lettre 651 : Lenoir de Hinlee à Pierre Bayle

[Marche au comté de Chiny, le 25 octobre 1686]

Vous vous souviendrez s’il vous plaist Monsieur que j’eus l’honneur de vous voir à Sedan l’annee 1679 [1] au mois de may lorsque les troupes passoyent par cette ville là pour aller dans le comté de la Mar[c]he je fis commerçe avec vous de quelques livres [2] et je trouvay dans vostre conversation ce qui a formé l’estime et la consideration qui vous est deuë par ceux qui vous cognoissent[.] Il me semble que je vous dis que j’estoys proche parent de feu Mr Des Cartes [3] et que nous parlasmes un peu de ses sentimens[.] / Depuis cela je suis fort soigneux de m’entretenir avec vos ouvrages et particulierement avec vos Nouvelles de la republique des lettres[.] Je voudroys de tout mon cœur avoir quelques autres liaisons avec vous qui vous pussent marquer à quel poinct je suis de vos amis[.] C’est çe qui me faict hazarder à vous escrire et à vous mettre entre les mains la copie d’une lettre qui a determiné Mr Du Bordage à suivre les volontez du Roy [4][.] Comme c’est une chose singuliere vous en pourrez dire un petit mot en passant et voicy si vous voulez m’en croire le tour que / vous prendrez[.] Il ne sera pas necessaire de faire un article particulier mais en parlent [ sic] d’autre chose vous insinuerez que vous avez une lettre d’un cavalier qui en a escrit plusieurs autres sur le mesme suject à ses parens et à ses amis et qu’il pourroit avoir suivant les lumieres que vous remarquez en sa personne une mission plus tolerable que celle des dragons[.] Je voudroys bien que vous eussiez la bonté de m’escrire [5][.] Je vous diroys sur çe petit endroit beaucoup de choses dont vous seriez content et que je remets à çe temps[.] Vous adresserez vos lettres à Monsieur de La Roche mar / chand libraire au palais à Liege [6] pour faire tenir à Mr Lenoir de Hinlee capitaine au regiment de Navarre en garnizon à Marche au comté de Chiny[.] J’auray soin d’acquitter les ports de lettre si vous donnez lieu de vous escrire à l’advenir car je scay là dessus comme il faut en user et pour les bienfaicts j’ay une recognoissançe qui faict mon second plaisir[.] Je suis Monsieur vostre tres humble et tres obeissent [ sic] serviteur Lenoir de Hinlee A Marche au comté de Chiny ce 25 e octobre 1686 

Notes :

[1Bayle résida à Sedan comme professeur de philosophie à l’académie entre 1675 et 1681. Il n’y a pas de trace dans sa correspondance de cette époque de ses contacts avec Lenoir de Hinlee. Celui-ci, capitaine du régiment de Navarre, avait abjuré entre temps et, selon les termes de la présente lettre, il fut un nouveau catholique sincère.

[2Cette allusion par Lenoir de Hinlee aux circonstances dans lesquelles il avait fait la connaissance de Bayle est intéressante. En effet, lors de son séjour à Sedan, Bayle se plaignait souvent de la modicité de ses revenus (voir, entre autres, Lettres 114, p.298-299, et 144, p.447). La présente lettre nous donne un indice quant aux moyens par lesquels Bayle pouvait améliorer son quotidien. Depuis toujours, il était un bibliophile passionné ; il suivait de très près les nouvelles des livres qui étaient annoncés et de ceux qui venaient de sortir des presses, exploitant les catalogues des libraires-imprimeurs et prenant soin de signaler tous les livres qui lui passaient entre les mains. Il semble très possible qu’il ait mis ses connaissances et son flair à son propre profit en pratiquant le commerce des livres auprès de ses collègues et auprès d’un public plus large, tel que celui des officiers français de passage (sur le passage d’un régiment à Sedan, voir Lettre 138, p.418, mai 1677). Nous n’avons trouvé qu’un seul autre indice dans la correspondance quant à la possibilité de cette pratique : dans sa lettre du 2 janvier 1681 (Lettre 189) adressée à Jean Rou, Bayle le priait de joindre à d’autres livres « vingt exemplaires en feuille du livre De l’Education d’un prince de l’impression d’ Elzevier ». Le nombre d’exemplaires demandés semble bien indiquer qu’il avait l’intention de les revendre. Ces indices jettent ainsi une lumière nouvelle sur l’abondance des informations bibliographiques prodiguées par Bayle dans ses lettres.

[3Nous ne saurions confirmer la parenté de Lenoir de Hinlee avec Descartes. Sur la généalogie du philosophe, voir, outre les études signalées par G. Sebba, Bibliographia cartesiana. A critical guide to the Descartes literature, 1800-1960 (The Hague 1964), les Miscellanea écrits de la main de Gabriel Chassebras, Sorbonne ms 949, f. 92v°.

[4Voir cette lettre en appendice. Datée du 1 er octobre 1686, elle fut adressée par Lenoir de Hinlee à René de Montbourcher, marquis du Bordage, son cousin, à la citadelle de Tournay. Le marquis avait été arrêté alors qu’il tentait de sortir de France en février 1686 (voir Douen, ii.459) ; condamné d’abord aux galères, sa peine fut commuée en prison perpétuelle, mais il finit par abjurer. Selon Douen (iii.109), c’est vers le 20 septembre que le marquis céda, mais la lettre de Lenoir de Hinlee, dont celui-ci tire gloire parce qu’elle aurait amené l’abjuration du marquis, montre que cette dernière a eu lieu un peu plus tard que ne croyait Douen. Dans la première de ses Lettres pastorales, datée du 1 er septembre 1686, Jurieu avait cité la condamnation aux galères du marquis du Bordage (éd. R. Howells, p.5b) : il ignorait que la peine avait été commuée et ne prévoyait pas que la résistance du malheureux touchait à sa fin.

[5La réponse de Bayle, si elle a existé, ne nous est pas parvenue.

[6Nous n’avons su identifier avec certitude ce « marchand-libraire » de Liège ; peut-être s’agit-il de l’imprimeur S. de La Roche, qui officiait à cette période dans la principauté de Liège.

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