Lettre 652 : Jacques de Losme de Montchesnay à Pierre Bayle

De Paris ce 25 e octobre 1686

Monsieur, Monsieur Jannisson m’offre un moien [1] de satisfaire à l’impatience que j’ay tousjours eüe de vous envoier ma version de Martial [2]. Je ne compte pour rien l’accüeil favorable qu’elle a receu, si je l’ose dire, de tout Paris, s’il n’est soutenu de vôtre approbation. Vous tenez un rang si considerable dans l’empire des Lettres que vos decisions font le destin de chaque ouvrage : c’est à vous qu’on doit appeller des jugemens de ces scrupuleux à toutte outrance, qui ne connoissent point de milieu entre un serieux de Caton, et un enjoûment de prostituée. Tel est Mr Baillet qui voudroit rendre la plume des poëtes aussy vierge que les neuf muses [3] ; il ne tient pas à luy qu’on ne borne tout l’entousiasme poëtique à des compositions d’hymnes. Il craint si fort d’interesser sa pudeur, qu’il est sobre / jusqu’à l’excéz dans les loüanges qu’il ne peut honnestement refuser à des dames illustres, serieusement j’aurois eu tout à craindre d’un tel censeur, apres le jugement qu’il a fait de Madame des Houlieres [4], si le sieur Charpentier [5] n’y avoit mis bon ordre en dissuadant charitablement monsieur le chancelier de m’accorder un privilege. Ce refus n’a servy qu’à rendre ce dernier censeur plus odieux, et à redoubler les empressemens qu’on avoit de voir mon ouvrage imprimé. Monsieur d’Acier [6] n’a pas été des moins ardens à le souhaitter, et c’est luy en partie qui m’oblige à chercher aux lieux où vous étes les secours que je n’ay pû trouver icy. Ce n’est pas pourtant l’avantage de l’impression que j’envisage principallement en Hollande, il s’en offre asséz de libraires de tous cotéz avides à me mettre sous la presse, mais où trouverois-je ailleurs un critique vraiment raisonnable qui sçûst mieux que vous donner le juste prix aux bagatelles d’un jeune homme de quinze ans. C’est dans cette vüe que / je prens la liberté d’en soumettre une partie des miennes à votre censure, trop heureux si cet echantillon vous donne envie de voir le reste, je le souhaitte moins pour la gloire qui m’en peut revenir que pour avoir occasion de vous marquer avec combien de passion je suis Monsieur votre tres humble et tres obeissant serviteur Delosme A Monsieur/ Monsieur Bayle professeur/ de philosophie, et d’histoire/ A Rotterdam •

Notes :

[1C’est à cette lettre du 25 octobre 1686, et non pas à celle du mois de décembre (Lettre 679) comme il est indiqué dans l’ Inventaire sous le n° 636, que Janiçon ajoute un billet (Lettre 653) concernant la commission nommée par le pape pour juger de l’affaire de François Faure, éveque d’Amiens.

[2Jacques de Losme de Montchesnay (1666-1740), avocat, poète et dramaturge parisien, n’avait que vingt ans à la date de la présente lettre. A la suggestion d’ André Dacier, il propose à Bayle une « version de Martial » qu’il aurait composée à l’âge de quinze ans et pour laquelle il n’a pu obtenir un privilège en France. Bayle répondra au jeune auteur le 31 octobre (Lettre 655) et lui proposera de publier sa traduction dans Le Retour des pièces choisies, ou bigarrures curieuses (Emmeric 1687, 12°), ce qu’il fera en effet (voir NRL, décembre 1686, art. IV). Quelques années plus tard, la carrière de Montchesnay devait se confirmer au moyen d’une série de comédies de théâtre italien et de la publication de Satires nouvelles du sieur B[oileau] (Paris 1698, 4°), d’une Satire nouvelle contre les femmes, imitée de Juvénal (Paris 1698, 4°) et de Bolæana, ou bon mots de M. Boileau, avec les poésies de Sanlecque, publiés d’abord avec les Œuvres de Boileau (Paris 1740, 4°) et ensuite à part (Amsterdam 1742, 12°). Le titre initial de ce dernier ouvrage fut : Bolæana, ou Entretiens de M. de Monchesnay avec l’auteur. Les versions de Martial publiées dans le cadre des ouvrages ad usum Delphini ont subi une censure motivée par « la pudeur du sérénissime Dauphin », mais les passages supprimés figurent en fin de volume – selon la pratique des éditeurs de l’ensemble de la collection : Valerii Martialis epigrammata interpretatione et notis illustravit Vinc. Colesso [Vincent Colesson] (Parisiis 1686, 4°, 2 vol.), et M. Valerii Martialis Epigrammata, paraphrasi et notis variorum selectissimis, ad usum Serenissimi Delphini, interpretatus est Vincentius Colesso numismatibus historias atque ritus illustrantibus Lud. Smids [Ludolph Smith] (Amstelædami 1701, 8°). Voir E. Wolff, « La Censure », in C. Volpilhac-Auger (dir.), La Collection « ad usum Delphini ». L’Antiquité au miroir du Grand Siècle (Grenoble 2000), p.163-171.

[3Adrien Baillet, bibliothécaire de François-Chrétien de Lamoignon, qui lui avait aussi confié l’éducation de son fils : voir Lettres 519, n.10, et 621, n.2, et le Dictionnaire de Port-Royal, s.v., art. de J. Lesaulnier.

[4Montchesnay fait allusion au jugement porté sur les poésies d’ Antoinette Du Ligier de La Garde, dame Deshoulières (1637-1694) dans l’ouvrage de Baillet, Jugemens des sçavans sur les principaux ouvrages des auteurs (Paris 1685-1686, 12°, 9 vol.), sous la catégorie des poètes modernes, § « De quelques poëtes de l’autre sexe », art. 11 : « Madame Des Houlières, dont on vante beaucoup les talents pour la poësie. On dit qu’elle a une facilité merveilleuse ; mais que la bienséance devoit la porter à mettre des bornes plus étroites à certaines libertés qu’elle a prises, et qui ne s’accordent pas parfaitement avec la pudeur du sexe. » (éd. La Monnoye (Amsterdam 1725, 12°, 17 vol.), ix.608).

[5François Charpentier (1620-1702), membre de l’Académie française depuis 1650 et de l’Académie des inscriptions, traducteur de Xénophon et défenseur de la langue française. Consulté en tant que censeur sur la version de Martial soumise par Montchesnay, Charpentier lui aurait refusé le privilège.

[6André Dacier, époux d’ Anne Lefèvre, tous deux engagés dans la publication de la collection ad usum Delphini : voir Lettre 117, n.17. Bayle fut attentif à la publication de leurs traductions, qu’il recensait régulièrement dans les NRL. Rappelons aussi que, arrivant tardivement à l’académie de Puylaurens en 1668, il avait dû y croiser André Dacier, né à Castres, de quatre ans son cadet.

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