Lettre 659 : Pierre Bayle à Christine de Suède

[Rotterdam, le 14 novembre 1686]

Madame, Je ne prendrois pas la hardiesse d’écrire aujourd’huy à Vôtre Majesté, si une personne, qui a l’honneur d’être à son service, ne m’eût conseillé de le faire, et de luy envoyer une copie d’une lettre, qui m’est tombée entre les mains [1]. J’ai cru, Madame, qu’un conseil comme celui-là justifieroit ma témérité ; et que je devois profiter de cette occasion de temoigner à la plus illustre reyne du monde, mon très-profond respect. Je ne sçai pas le nom de celui qui me procure ce glorieux avantage. Il n’a pas trouvé à propos de se faire connoitre à moy, que par le titre d’ un des serviteurs de Vôtre Majesté ; et il faut lui rendre ce témoignage, qu’il répond par son zêle pour vos interêts à la qualité qu’il se donne. C’est de lui que j’ai apris qu’il y avoit certaines choses dans les Nouvelles de la repub[lique] des lettres, qui ne paroissent pas conformes au respect que tout le monde doit à Vôtre Majesté, non-seulement à cause de ses qualitez heroïques et extraordinaires, mais aussi à cause du rang sublime où Dieu l’a fait naitre. Comme je me sentois innocent, je me sentis saisi d’une surprise que je ne saurois exprimer, et en même tems d’une douleur accablante, lors que je vis qu’on interprêtoit mes paroles d’une maniere si opposée à mes véritables intentions, et à tout ce que le sens commun doit inspirer à toute personne raisonnable. Car, Madame, y a-t-il un homme, qui ait tant soit peu de lumiere et de raison, qui ne sache la gloire presqu’infinie qui environne Vôtre Majesté et les hommages respectueux que toute la terre lui doit ; et quand on est capable d’oublier son devoir à cet égard, quelle honte ne doit on pas se faire à soi-même ? Je puis protester à Vôtre Majesté, Madame, que depuis que sçai lire, je sçai qu’elle est l’admiration de tout l’univers, et qu’il n’y a point d’homme de lettres qui soit plus pénétré et plus rempli des justes éloges que les savans lui ont donné[s]. Je puis dire que je sçais encore par cœur tous les endroits de l’ Alaric qui regardent Vôtre Majesté dont l’auguste nom brille de toutes parts [2]. Ainsi je n’avois garde de rien dire, ni de rien penser que je crusse contraire à ce qui est deu à une si grande reine. Ma douleur fut donc très-grande quand je sçus que des personnes qui ont l’honneur d’etre au service de Vôtre Majesté, Madame, me trouvoient coupable. J’ai aussi-tôt travaillé à ma justification ; et j’apprens, Madame, qu’à peu de chose prés, Vôtre Majesté s’est declarée pour mon apologie. C’est ma plus grande consolation ; et je suis très-assuré qu’il ne me sera pas plus difficile de faire voir en tout mon innocence, quand il plaira à Vôtre Majesté, Madame, de me faire sçavoir ses ordres. La seconde lettre que j’ai reçue sur ce sujet, me marque une chose que Vôtre Majesté veut que je rende publique. C’est qu’elle renonça à la religion de sa naissance dès qu’elle eut l’âge de raison. Si Vôtre Majesté me l’ordonne, je publierai encore ce nouvel eclaircissement ; mais j’ai cru, que puisque je me donnois l’honneur, par le conseil d’un de vos ministres, d’envoyer à Vôtre Majesté la copie d’une lettre, et en même tems de lui rendre mes hommages les plus humbles, je devois attendre ce qu’il lui plaira de me faire commander. Je supplie très-humblement Vôtre Majesté de me pardonner tout ce qui me peut être échapé, qui a donné sujet de mal juger de mes intentions ; et je lui proteste le plus sincerement du monde, que ma plus forte passion est de témoigner à toute la terre l’admiration, la vénération, et la soumission profonde, avec quoi je suis, etc.

Notes :

[1Grâce aux recherches de S. ben Messaoud, nous avons établi la séquence des publications et des lettres qui ont conduit Bayle à s’adresser directement à la reine de Suède : voir Lettre 607, n.1.

[2Bayle cite de mémoire Georges de Scudéry, Alaric ou Rome vaincue, poeme héroïque, dédié à la Serenissime Reyne de Suede (Paris 1654, folio), p.397, livre X, vers 766 : « Et sa gloire et son nom voler de toutes parts ». L’épître dédicatoire est adressée à Christine de Suède : voir N. Schapira, Un Professionnel des Lettres au XVII e siècle. Valentin Conrart : une histoire sociale (Seyssel 2003), p.135-136. Comme l’indique S. Ben Messaoud, la BNF conserve un exemplaire de l’ Alaric portant l’ ex-libris de la reine de Suède (cote : Res-Ye-185).

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