Lettre 660 : Anonyme à Pierre Bayle

De chez moÿ ce 14 e 9bre 1686

Voicÿ, Monsieur, ce que je vous supplie de donner à l’amÿ que vous scavez afin que etc. Il y a longtemps que les jesuites ont eu besoing des semblables avis [1], puis qu’il ÿ a longtemps qu’ils sont en possession de recevoir les evesques, comme ils viennent de recevoir l’archevesque d’Aix. Car pour ne pas dire tout ce qu’ils firent à la reception de Monseigneur Jansenius l’evesque d’Ipre dont ils ont fait un grand imprimé il y a environ vingt ans que Monsieur Praets, doyen de la collegiale de S[ain]te-Gudule à Bruxelles fust fait evesque d’Ipre [2]. Les jesuites avoient longtemps retardé sa promotion pour des raisons qu’on ne croyoit pas mauvaises ; mais lors qu’il eût enfin emporté la pomme d’or, ils luy preparerent un ballet semblable à celuy d’Aix. Le festin se fist le jour de son inauguration dans l’hostel du comte de • Nisenbourgh et les jesuites y parurent avant le dessert avec leurs escoliers travestis en nymphes et en dieux de la fable : lors que celuy qui portoit la parolle • eut commencé son compliment le feu ducq d’Aremberg et d’Arschot oncle de celuÿ d’aujourd’huÿ [3] qui estoit assis au costé du nouvel evesque, dit à haute voix deux ou trois fois ces parolles Saule Saule, quid me persequeris ? [4] La pluspart du monde comprît fort bien • le sens de cette agreable raillerie, et on en parla le lendemain par toute la ville. / Mais les jesuites trouverent le moyen de l’expliquer fort bien sans se servir d’aucune restriction mentale. Ils disoient que ce ducq si spirituel, et si • agreable dans ses railleries, n’avoit pas voulu dire que les jesuites, qui avoient esté en quelque façon les persecuteurs de ce nouvel evesque estoient devenu[s] si soudainement ses panegÿristes, que saint Paul fust changé de persecuteur en apostre ; mais que l’escolier qui vint le premier à la charge des louanges, se nommoit Paul ; qu’il demeuroit dans le voisinage de l’hostel d’Arembergh, et qu’il estoit connu au ducq, de qui il avoit reçu autrefois une epée. Cepandant on auroit pû croire que cela mesme auroit servi à faire paroistre la raillerie plus juste, et la pointe mieux tournée. Ce n’estoit pas aussi la seule mortification que les jesuites • reçurent dans cette rencontre. On ne fist presque aucune attention nÿ à leurs airs, nÿ à leur musique nÿ à leur dançe et un jesuite qui estoit sergeant major parmÿ ces divinites escolieres se voulant faire • jour, reçu[t] un soufflet d’un homme d’espée qu’il poussoit trop à sa fantaisie. C’estoit assurement un avis trop rude. Aussi pretendoient les jesuites, que le percusseur [ sic] estoit excommunié suivant le canon si quis instigante diabolo etc [i]. Mais comme il n’y avoit pretention si juste qu’elle ne puït estre • debatue, il ÿ en avoient • qui soustenoient qu’un jesuite mesme estant • dans les ordres sacrez (or celuÿ-cÿ / ne l’estoit pas encor mais seulement du nombre de ceux qu’on nomme magistelli) perd le Privilegium fori et canonis [5] quand il est acteur dans ces especes de profanation./ † Il est surprenant que l’autheur de ces avis ose traiter la Compagnie (pag[e] 8) de la sorte, luÿ qui doit asseurement avoit lû L’Image du premier siecle de la Societe [6] et avoit apris de l’image mesme qui est à la teste de cette Image que la Societe est irreprehensible et sans tache sine macula aussi bien que sans argent sine ære. Car c’est là qu’on voit deux genies qui paroissent se preparer à la danse dont l’un montre un miroir avec la premiere de ces inscriptions sine macula et l’autre foulle aux pieds une bourse viüde et montre la seconde : sine ære. pag[e] 18 à propos de ce qu’on dit icÿ, on vient d’apprendre de bonne part que l’ evesque de Ruremonde estant donné • de la cour de Rome pour juge dans le proces des petits neveux de monsieur Jansenius, il a accepté la commission [7]. On ne pense pas que ces petits neveux le refuseront ou le tiendront suspect sachant qu’il est thomiste et qu’il tient quant au fond de l’affaire les mesmes sentiments qu’on attribüe aux disciples de s[ain]t Augustin et de s[ain]t Thomas qu’on nomme jansenistes, et qu’il est d’ailleurs hon[ne]te et qui a passé de la pratique du droit à la theologie. On ne croit pas aussi que • / le Pere Hazard jesuite et le sieur Houfflagh • jesuite [8] in voto [9] qui sont ceux que les petits neveux ont pris à partie feront difficulté de se soumettre à son jugement puis qu’il est moÿne et que son ordre est obligé aux jesuites de ce qu’il[s] ne luÿ ont pas fait tout le tort qu’ils avoient pensé de luÿ faire du temps de la fameuse dispute de auxîliis dont l’histoire et les actes viennent de paroistre comme vous avies dit dans vos Nouvelles du mois passé [10]. Si donc cette cause va estre ventilée • il y a lieu de croire que ces petits neveux donneront encor au public quelque troisiesme factum et nous aurons soing d’en parler. • / pag. 31 art. 7. Il paroist que l’autheur de ces avis • n’a pas a[pp]ris que les evesques auroient un droit de donner un libellum repudii [11] à leurs espouses pour quelque mecontentement comme quand elles paroistroient si laides aux • eveques leurs maris qu’ils les considereroient comme un lieu d’exil sur quoÿ on pourroit consulter l’ancienne [...] nommée l’ambrimade. pag[e] 37. Si toute cette affaire ne se devoit prendre allegoriquement et comme en dansant, il ÿ auroit lieu de croire qu’on trouvoit fort impertinent de dire • qu’il faut que Mercure soit le R. P. de La Chaise [12] puis que Mercure n’est pas seulement le dieu des marchands mais aussi le dieu des larons. L’application seroit meilleure et plus facile à faire • s’il estoit le dieu des dragons. pag[e] 46. Puis que Mons r Des Preaux est cité quelques fois dans ces avis on auroit pû citer son Lutrin qu’il raille finement le moilueux [ sic] Abelly [13].

Notes :

[1Dans les NRL, octobre 1685, art. X, Bayle avait déjà commenté l’ Avis aux RR. PP. jésuites sur leur procession de Luxembourg du 20 mai 1686 (Cologne 1685, 12°), dû à Antoine Arnauld ; il était revenu sur la question dans les NRL, mai 1686, cat. ii, à propos des Réflexions sur le libelle intitulé, Avis aux RR. PP. jésuites sur leur procession de Luxembourg. Par un avocat de Luxembourg (s.l.n.d., 12°), pamphlet resté anonyme. Le mémoire commenté dans la présente lettre – et dans les NRL, novembre 1686, art. VI – porte le titre Avis aux RR. PP. jésuites d’Aix-en-Provence, sur un imprimé qui a pour titre, Ballet dansé à la réception de Monseigneur l’archevêque d’Aix (Cologne 1686, 12°) ; il est dû à Pierre Adibert, sur lequel nous n’avons aucune information précise : voir R. Baustert, La Querelle janséniste « extra muros », ou la polémique autour de la procession des jésuites de Luxembourg, 20 mai 1685 (Tübingen 2006), p.18. L’auteur de la présente lettre adressée à Bayle reste anonyme ; il ne s’agit certainement pas d’Adibert, puisqu’il attribue les deux Avis au même auteur : Bayle le suivra d’ailleurs sur ce point et certaines éditions (Cologne 1686, 1687) associent les deux pamphlets en un seul volume (voir R. Baustert, La Querelle janséniste « extra muros », p.159).

[2 Martin van Praet (ou Prat), évêque d’Ypres entre 1665 et 1671. Il venait d’une famille ancienne originaire de l’ouest des Flandres.

[3Il s’agit apparemment de Charles Eugène, prince d’Aremberg, deuxième duc d’Aremberg entre 1674 et 1681, à qui succéda Philippe Charles, prince d’Aremberg, troisième duc d’Aremberg entre 1681 et 1691.

[4Ac 9, 5 : « Saül, Saül, pourquoi me persécutes-tu ? » ; c’est le récit de la conversion de saint Paul.

[isi quis instigante [ou suadente] diabolo, « si quelqu’un à l’instigation du diable » : ce sont les premiers mot du canon qui fait l’objet de la note suivante.

[5Privilegium canonis et fori : il s’agit de privilèges ecclésiastiques comprenant l’inviolabilité de la personne et le droit d’être jugé par une cour spéciale en cas de délit.

[6Imago primi sæculi Societatis Iesu a Provincia Flandro-Belgica eiusdem Societatis repræsentata (Antverpiæ 1640, folio), ouvrage, parfois attribué à Jean de Tollenaer (1582-1643), qui célèbre le centenaire de la Société de Jésus.

[7Sur l’affaire des neveux de Jansenius, voir NRL, mai 1686, art. II, in fine, et Lettre 516, n.1. L’évêque de Ruremonde entre 1677 et 1700 fut Réginald Cools, qui devint ensuite évêque d’Anvers.

[8Corneille Hazart (1617-1690), jésuite flamand controversiste, prédicateur renommé. Il écrivit en néerlandais de nombreux ouvrages de controverse dirigés contre les protestants ainsi que des écrits polémiques, dont le Triumph der Pausen van Roomen over alle hare benyders, met eene volkomen ende overtuyghende wederlegginghe van alle de lasteringhen en valschenden van de sectarissen (Anvers 1679-1681, 4°). Il s’en prit également à la mémoire de Corneille Jansénius, au point que les petits-neveux de celui-ci lui intentèrent un procès devant l’internonce : voir Lettre 516, n.1. C’est de cet épisode qu’il est question ici. Un premier factum contre le Père Hazart fut publié : Factum pour les petits fils et héritiers de feu Jean Otto Acquoy, et petits neveus de feu ... messire Cornelius Jansenius évéque d’Ipre, demandeurs, contre le P. Cornelius Hazart ... et M. Antoine Hoefslaegh, prestre et censeur des livres à Anvers, défendeurs (s.l. 1684, 8°) ; les trois autres passent pour être d’Antoine Arnauld, qui avait été également mis en cause : Second factum [...] (s.l. 1685, 8°) ; III e Factum [...] (s.l. 1687, 8°) ; IV e Factum pour les petits fils et héritiers de feu Jean Otto Acquoy, et petits neveux de feu illustrissime et révérendissime Cornelius Jansenius évéque d’Ipre, demandeurs : contre le P. Cornelius Hazart, prestre jesuite à Anvers, et M. Antoine Hoefslaegh, défendeurs : pour servir de réplique à un écrit intitulé : « Réponse au Factum pour les parens de l’illustrissime Cornille Iansenius comme demandeurs en matiere d’injure, contre le tres-reverend Cornille Hazart, etc. » (s.l. 1688, 8°). Voir DHGE, s.v. « Hazart », xxiii.679-680. Antoine Hoefslaegh fut prestre et censeur des livres à Anvers.

[9in voto : « en désir ».

[10Allusion à l’ouvrage de Pasquier Quesnel, Abrégé de l’histoire de la congrégation « de auxiliis », c’est-à-dire, des secours de la grace de Dieu, tenuë sous les papes Clement VIII et Paul V (Francfort 1686, 12°), auquel Bayle venait de consacrer un article dans les NRL, octobre 1686, art. VII.

[11« lettre de répudiation ».

[12Le Père François d’Aix de La Chaize, confesseur de Louis XIV : voir Lettre 233, n.1 et 3.

[13Louis Abelly (1604-1691), docteur en théologie, évêque de Rodez entre 1662 et 1667, fut membre de la Compagnie du Saint-Sacrement. « Le moëleux Abély » – Bayle reprendra cette expression dans l’art. VI des NRL de décembre 1686 – est raillé dans l’ Epistre XII de Boileau en tant que « miserable deffenseur de la fausse attrition », et de nouveau dans Le Lutrin, chant IV, en tant que « fameux auteur qui a fait la Moële theologique : Medulla theologica ». Il avait publié, en effet, la Medulla theologica e sacris Scripturibus expressa (Parisiis 1650-1651, 12°), et un Eclaircissement utile pour la paix des âmes touchant la nécessité de la contrition ou la suffisance de l’attrition pour l’effet du sacrement de pénitence (Paris 1675, 12°) ; contre ce dernier livre, l’abbé Jacques Boileau (1635-1716), docteur de Sorbonne, doyen de Sens, frère de Boileau-Despréaux, avait publié son traité De la contrition nécessaire pour obtenir une rémission des péchez dans le sacrement de pénitence, par un abbé (Louvain 1676, 8°).

Accueil| Contact | Plan du site | Se connecter | Mentions légales | icone statistiques visites | info visites 261367

Institut Cl. Logeon