Lettre 661 : Nicolas Cocquelin à Pierre Bayle

A Paris ce 17 nov[embre] 1686

Monsieur L’amitié dont nous faisons profession Mons r le baron Descoutures et moy luy a fait croire qu’il pouvoit, sans manquer au secret, me communiquer le memoire que vous luy avez envoié [1], et quoique je sois attaqué d’une maladie douloureuse [2] et entre les mains des medecins et des chirurgiens depuis plus d’un mois qui ne me recommandent rien avec plus d’instance que le repos parce qu’ils jugent que mon indisposition ne vient que de l’excez du travail[,] je ne puis me defendre neanmoins de vous marquer combien je suis sensible aux manieres obligeantes dont vous avez bien voulu me traitter, dans votre journal [3]. Je scai Monsieur que je les dois à la liaison qui est entre vous et Mons r le baron mais je ne laisse pas d’en partager l’obligation avec luy, et de souhaitter de tout mon cœur de pouvoir vous en marquer une entiere reconnoissance. Je suis bien éloigné de vouloir rien ajouter à ce tour inimitable et à ces vives lumieres que toute l’Europe admire dans vos Nouvelles. Mais je ne puis m’empecher de vous informer d’un fait qui servira à vous faire connoitre de qui vient le memoire qui vous a esté envoyé. Le jugement que vous en devez porter et la maniere dont vous y pouvez repondre sans vous commettre et sans vous engager dans une discussion qui ne pourroit que vous donner de la peine et qui seroit desavantageuse au public puis qu’elle le priveroit de ce que vous pouvez luy apprendre de meilleur. Je vous dirai donc Monsieur qu’etant censeur public et les ouvrages du s[ieu]r Ferrand m’ayant esté renvoyez pour les examiner[,] j’y trouvai quelqu’erudition qui m’engagea à le traitter avec distinction dans mes approbations. Il parut en avoir quelque reconnoissance, mais s’étant engagé / à donner une version litterale des Pseaumes sans avoir une connoissance suffisante de la theologie comme n’ayant jamais frequenté que le bareau et sans aucune teinture de la langue francoise, comme étant provençal et n’ayant eu aucun commerce avec ceux qui la scavent, je n’oubliai rien pour corriger les fautes dont son ouvrage étoit rempli, il eut quelque docilité pour la theologie, mais pour le langage il me fut impossible de rien obtenir, nous eûmes plusieurs conferences en presence de M. l’archevêque de Paris [4] qui ne pût avec toute son éloquence vaincre son opiniatreté. Mais enfin ce prelat jugea que cette version pourroit n’étre pas inutile à ceux qui aiment la dureté de la lettre sans se mettre en peine du langage mais il m’engagea en méme tems à en donner une qui fut plus supportable. Aussitôt que le s[ieu]r Ferrand eût appris que j’y travaillois[,] il jugea que mon ouvrage pourroit arréter le succez qu’il s’étoit promis du sien. Il corrompit un garçon imprimeur[,] il se fit porter une bonne feuille aussitot que l’on commencoit à la tirer[,] il y fit les remarques qu’il luy plut, et les ayant fait coudre, il les fit passer entre les mains de M. l’archevêque avant que j’eusse pu avoir aucun exemplaire en état d’étre presenté[.] Le prelat me le remit le jour meme entre les mains. J’y fis une reponse sur le champ, et je fis voir avec tant de facilité l’impertinence des remarques qu’elles n’empecherent pas que M. l’archeveque ne me presentât au Roy trois jours aprez, et Sa Majesté qui avoit agrée la dedicace de mon livre en receut le premier volume avec des marques de bonté et une distinction particuliere[.] Mon ouvrage a eu depuis tout le succez que je puis souhaitter [5]. Le debit de celuy du s[ieu]r Ferrand a cessé, son chagrin a augmenté, ce que vous avez mis dans vos Nouvelles l’a desolé [6], et il vous a envoyé pour vous allarmer les remarques comme elles sont mot pour mot écrites de sa main sur les marges de l’exemplaire qu’il fit passer entre les mains de M. l’archevêque, et qui est demeuré entre les miennes. Quand il luy plaira de les rendre publiques, j’ay une reponse toute preste dont il a deja veu quelque échantillon / qui ne l’a pas rejouy. Voila le fait, mais j’ose vous dire, Monsieur, que vous pouvez vous dispenser d’entrer dans le detail d’un memoire volant qui n’a ni nom ny autorité, vous pourriez seulement marquer en passant que l’on vous a envoyé des remarques contre mes Pseaumes, que l’auteur sans se nommer se fait assez connoitre, que de l’air dont il s’y prend il y a lieu de croire qu’il les rendra publiques, que selon toutes les apparences je ne manquerai pas d’y repondre, et que cela etant vous ferez connoitre que vous lisez exactement les ouvrages dont vous faites part au public dans vos Nouvelles [7]. C’est ce que vous pouvez mettre dans un jour beaucoup plus brillant et avec cet air de beauté qui surprend tous ceux qui lisent ce que vous écrivez, je soumets le tout à votre prudence et je serai satisfait pourvû que vous me fassiez la justice d’étre bien persuadé des sentimens de ma reconnoissance et du desir que j’ay d’étre Monsieur vostre tres humble et tres obeissant serviteur. Cocquelin [8]

Notes :

[1Il s’agit du mémoire du 20 octobre 1686 envoyé à Bayle par François Macé et Louis Ferrand (Lettre 648) et commenté par Des Coutures, à qui Bayle l’avait envoyé, dans sa lettre du début novembre (Lettre 656). Macé et Ferrand avaient eu à cœur de défendre leur Traduction des Psaumes contre l’ Interprétation de Cocquelin : sur cette affaire, voir aussi les références citées à la Lettre 636, n.2.

[2Sur cette maladie douloureuse, voir la lettre de Des Coutures du 20 octobre (Lettre 647).

[3Sur le jugement porté par Bayle en faveur de Cocquelin dans les NRL, septembre 1686, cat. v, in fine, voir Lettre 647, n.1.

[4François Harlay de Champvallon, archevêque de Paris : voir Lettre 656, n.5.

[5Sur le succès de l’ Interprétation des Pseaumes par Cocquelin, imprimée à cent mille exemplaires, voir Lettres 624, n.3, et 656, n.12.

[6Il s’agit de la rectification insérée par Bayle dans les NRL, septembre 1686, cat. v, in fine, à la demande de Des Coutures dans sa lettre du mois de septembre (Lettre 636) : voir le passage cité à la Lettre 647, n.1.

[7Dans les NRL, novembre 1686, cat. iii, in fine, – le numéro devait être publié à la fin du mois – Bayle se contente de remarquer : « On nous a communiqué plusieurs remarques contre les Pseaumes de M. l’abbé Coquelin. Elles seront apparemment imprimées, et cet abbé ne manquera pas d’y répondre, et alors nous parlerons amplement de toute cette critique. La République des Lettres profitera de cette savante émulation. »

[8La lettre n’est pas écrite de la main de Cocquelin, mais elle porte sa signature.

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