[ Imprimé ] Lettre 67 


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[le samedi 17 novembre 1674]

 

Votre lettre [1], mon cher Monsieur, vient de me tirer de la plus horrible peine du monde ; car puisque toutes les lettres que j’ai fait porter de Lamberville à la poste de Rouën ont été perdues, je craignois avec quelque apparence de raison que celle que je vous avois écrite de mon exil [2] n’eût eu la même destinée. Cette crainte me faisoit souffrir comme un damné. Il me sembloit que je vous voiois jettant feu et flamme contre ma négligence, et tout armé de reproches, censurant mon ingratitude et ma bêtise. Vous troubliez mon repos, et vous me persécutiez avec une rigueur qui n’étoit pas moins fâcheuse que celle dont un enfant menace la sorciere Canidie dans l’un de vos poëtes,
Nocturnus occurram furor,

Petamque vultus umbra curvis unguibus

(Quæ vis deorum est manium)

Et inquietis assidens præcordiis,

Pavore somnos auferam.

 [3]
Pour vous expliquer en un mot la grandeur de ma souffrance, je n’osois, mon cher Monsieur, penser à vous, m’imaginant que je passois dans votre esprit pour un criminel de leze-amitié ; ce qui est à mon avis la plus noire de toutes les infamies. De sorte que la fortune voulant épuiser tout son venin, et m’accabler sans ressource, ne s’est pas contentée de m’avoir relegué dans une solitude sans livres ; elle a voulu encore me priver de l’unique consolation qui me pouvoit venir, de penser souvent à notre amitié, et à votre rare mérite. Elle a empoisonné ce remede, en vous rendant un objet terrible à mon imagination, et sa malignité s’est plû à faire que la source de tout mon bien / devint un noli me tangere [4]. Mais votre charmante lettre a calmé tous ces desordres, en m’apprenant que vous avez reçu de mes nouvelles. Dès là je me suis vû aussi innocent dans votre esprit, que je l’ai été effectivement, et j’ai senti, sans aucun mêlange d’inquietude, le plaisir qu’il y a de posseder l’amitié d’un aussi honnête homme, que vous l’êtes, mon cher Monsieur...

Je vous rend très-humbles graces de vous belles theses et de votre quanquam [5] (vous savez qu’on appelle ainsi dans les colléges les harangues qui servent d’entrée aux actions solemnelles de ce païs-là)[.] Votre éloquence n’y sent pas l’affectation, qu’y apportent ordinairement ceux qui font de semblables ouvertures. C’est quelque chose de noble et de libre, de hardi et de vigoureux, et qui sent son bien* ; degeneres animos timor arguit [6]. Vous ne cr[a]ignez pas de vous commettre avec les théologiens qui disputent sur des termes : et dans le vrai, ils ne méritent pas qu’on les épargne ; je les comparerois volontiers à Ixion, qui pensant embrasser Junon, ne tenoit entre ses bras qu’une nuë. Car ces Messieurs ne disputent que d’une vetille, d’un mot ou deux, si vous voulez. Cependant ils s’imaginent développer les plus profonds mysteres de la philosophie ou de la théologie [7]. Mais je ne veux pas courir sur vos brisées. C’est à vous à leur dire fortement leurs véritez. Je m’en vais parcourir votre lettre pour répondre à chaque article.

Ce que vous me touchez de vos theses me fait souvenir que monsieur de Beaulieu [8] a écrit en cette ville que vous les avez soutenuës avec une très-grande capacité ; ce que je croirois, encore qu’il n’en dit rien : et ceux qui vous connoissent aussi / bien que moi n’ont pas besoin du témoignage de personne pour être persuadez de cette vérité. Il me fâche que vous ayez été malade ; car je ne trouve rien au monde de plus incommode que cela. •

Monsieur de Vaux [9] et moi en sommes demeurez aux civilitez d’un premier abord. J’allai le voir dès que j’eus reçu votre lettre, et celle qui étoit pour lui. Je ne le rencontrai pas à sa maison. Depuis cela, je ne l’ai vû qu’au prêche : et nous ne nous disions pas grand chose. Sa femme est fort bien faite ; il est beau, gras et vermeil : c’est pourquoi il est à espérer que leur lignée sera belle et plantureuse. Il est assez estimé, et on a parlé de l’établir à Dieppe.

Mon humeur rêveuse m’a été d’un grand secours à Lamberville. Aussi lui ai-je donné tant d’occupation que je ne la quittois pas seulement lorsque je voiois lier les gerbes, dont les glaneuses savoient bien profiter, comme vous pouvez croire. Et il ne faut pas le trouver étrange, puisque les moutons de Democrite, animaux incomparablement plus sots que les païsans d’ici, avoient bien l’adresse de se prévaloir des rêveries de leur berger.

Miramur si Democriti pecus edit agellos

Cultaque, dum peregre est animus sine corpore velox.

 [10]
Mais j’aurois été trop heureux, si la moisson eût été de trois mois, aussi bien que ma campagne de Lamberville ; car je m’ennuiois beaucoup moins, en allant voir le travail des moissonneurs, que je ne faisois, lorsqu’il n’y avoit rien à faire aux champs. Comme la nécessité s’avise de tout, je me mis à composer, / croiant, avec raison, que c’étoit le vrai moien de bannir la mélancolie. Je n’ai garde de vous communiquer ma composition ; car elle sent trop une imagination déréglée et capricieuse, et il n’est plus tems pour moi d’écrire de cette façon. Quand on a vingt sept ans [11], il faut être sage et de corps et d’esprit : l’imagination, la plume, la pensée, le raisonnement, tout doit être dans la régularité. On ne pardonne les égaremens qu’à la jeunesse.

Tempus abire mihi est, ne potum largiùs æque

Rideat et pulset lasciva decentius ætas [12]. •

Or puisque vous voulez, Monsieur, que nous suivions le branle général de l’Europe, c’est-à-dire que nous renouvellions nos querelles pendant que tout le monde est sous les armes, je m’en vai me préparer incessamment ou à l’offensive ou à la défensive. Et afin que vous ne m’accusiez pas de vous avoir surpris ; je ne ferai point d’esclandre pour ce coup. Tenez vous prêt pour un autre ordinaire. J’aime la bonne foi jusques que dans la guerre, quoique Lucain dise qu’elle ne s’y trouve point.

Nulla fides pietasque viris qui castra sequuntur [13].

Mais pour ne vous renvoier pas à vuide ce coup ici, je vous parlerai de deux ou trois livres que j’ai lûs. Le premier s’appelle le Théatre françois, divisé en trois parties [14]. La premiere traite de l’usage de la comédie, la purge des blames qu’on lui donne, en fait voir l’innocence et l’utilité, La seconde parle des auteurs célebres qui ont écrit des pieces de théatre en ces derniers tems. Et la troisieme, de la conduite des comédiens, et de la forme de leur gouvernement. Si vous n’avez pas vû ce livre, je ne doute pas que vous ne soiez bien affamé de le voir après ce que je viens d’en dire. Mais si j’ajoute qu’il a été composé par ... je n’ose m’expliquer. Par Chap... / je n’ose trancher tout net. Enfin je veux vaincre mes scrupules pour ne vous tenir pas davantage en suspens, par Chapuseau. N’est-il pas vrai, mon cher Monsieur, ou que votre curiosité cessera tout-à-fait, ou qu’elle deviendra extrême ? Car si la connoissance du personnage ne vous fait perdre l’envie de voir cet écrit, assurément elle vous donnera un desir extraordinaire de voir comme il se tire de ce beau sujet. Le voulez-vous savoir par avance, Monsieur ? C’est qu’il prodigue son encens aux comédiens, et les loüe de la même force dont il a loué toutes les cours de l’Europe, et particulierement celles d’Allemagne. Il faut bien avoir la manie de faire des panégyriques, pour s’aviser de faire celui des comédiens, et je ne pense pas que ces messieurs aient jamais esperé qu’un auteur feroit imprimer un jour leur éloge. Qu’ils disent donc avec Diogene, lorsqu’il vit des rats venir manger les miettes ; qui étoient tombées sous la table, Hé quoi ! les comédiens ont aussi des parasites ! [15] Je vous laisse à penser quel sera le dépit des princes allemans, s’ils savent un jour que la même main qui a couronné leurs altesses sérénissimes, s’est abaissée jusquà couronner les farceurs ! On peut dire des louanges de Chapuseau ce qu’on disoit des amours de Voiture, qu’elles s’étendent depuis le sceptre jusqu’à la houlette [16]. • Dites-moi, s’il vous plaît, Monsieur, votre sentiment sur l’application* de ces vers d’ Horace que Chapuseau fait à messieurs Corneille  ? Ayant parlé de Mr Corneille l’ainé, et se préparant à parlé de son cadet, il rapporte ce passage / de l’ode douzieme du premier livre d’ Horace.

Nec viget quicquam simile aut secundum,

Proximos illi tamen occupavit

Alter honores

 [17]
Elle me paroît assez ingénieuse, et il me vint dans l’esprit que peut-être l’avoit-il empruntée en bon lieu. Si Mr Le Fevre vivoit, et que le livre dont il est question lui tombât en main, dites moi...

Notes :

[1Cette lettre ne nous est pas parvenue.

[2Bayle fait allusion, ici et plus loin (« une solitude sans livres »), à son séjour à la campagne, voir Lettre 63, n.3.

[3Horace, Epodes , v.92-96 : « Je viendrai vous trouver la nuit avec ma vengeance ; ombre, j’attaquerai vos visages de mes ongles crochus – tel est le pouvoir des dieux mânes – et, pesant sur vos poitrines angoissées, j’en chasserai le sommeil par l’épouvante. »

[4Allusion au texte de la Vulgate, Jn 20,17. L’expression était devenue quasiment proverbiale : « Ne me touche pas. »

[6Virgile, Enéide, iv.13 : « la peur découvre les âmes sans noblesse ».

[7Bayle reviendra sur l’esprit vétilleux des théologiens dans le DHC, « Nestorius », rem. A.

[8Louis Le Blanc, sieur de Beaulieu (1614-1675), fils du pasteur Louis Le Blanc et de Charlotte Cappel, elle même fille de Louis Cappel, le célèbre hébraïsant de Saumur, était professeur de théologie à l’Académie de Sedan depuis de longues années. Le DHC lui consacrera un article : « Beaulieu ( Louis Le Blanc de) ». Les tendances modérées du théologien de Sedan l’avaient incité à participer à des discussions portant sur un projet de réunion entre confessions chrétiennes proposé par le maréchal Fabert. Il courut donc des soupçons quant à l’orthodoxie calviniste de Le Blanc de Beaulieu, surtout rétrospectifs d’ailleurs, en dépit de l’orthodoxie incontestable de ses Theses theologicæ , parues peu après sa mort : voir ci-dessus, n.5.

[9La lettre de Basnage adressée à M. de Vaux par l’intermédiaire de Bayle ne nous est pas parvenue. Il s’agit probablement de Simon de Vaux (Devaux, ou Devaulx) (?-1705) : ce ne fut pas à Dieppe, mais à Bacqueville que le synode provincial de Normandie l’envoya : il allait devenir en 1681 le second pasteur de l’Eglise réformée de Guine (Calais), où il seconda Pierre Trouillard. Il gagna la Hollande en 1686. Sa vocation à Grave fut approuvée le 24 avril 1686 et il y fut installé en mai de la même année ; le 16 août 1692, il fut appelé à Haarlem, où il fut installé le 28 septembre comme second pasteur ; il y resta jusqu’à sa mort en août 1705. Il avait épousé demoiselle Judith Du Puy. Voir W. Minet et W. Chapman Waller, Transcript of the registers of the Protestant church at Guines, from 1668 to 1685 (Publications of the Huguenot Society, vol. iii : Lymington 1891), p.244, et p.219, 229 et 266, et H. Bots, « Les pasteurs français au refuge des Provinces-Unies : un groupe socio-professionnel tout particulier, 1680-1710 », in La Vie intellectuelle aux Refuges protestants, éd. J. Häseler et A. McKenna (Paris 1999), Appendice, n° 390.

[10Horace, Epîtres , I.xii.12-13 : « Est-ce que nous nous étonnons que le bétail ravage les champs et les cultures de Démocrite pendant que son esprit voyage avec agilité, séparé de son corps ? »

[11Bayle allait atteindre cet âge le lendemain.

[12Horace, Epîtres , II.ii.215-16 : « Il est temps pour moi de partir, de peur que, me voyant boire plus que de raison, cet âge auquel les ébats conviennent ne se moque de moi et ne me pourchasse. » Le texte d’ Horace, que Bayle adapte ici à ses exigences, porte tibi au lieu de mihi.

[13Lucain, Pharsale , x.407, voici la suite de la citation : « qui castra secuntur venalesque manus » : « il n’y a chez les hommes qui vivent dans les camps ni foi, ni piété ; ce sont des mains vénales ».

[14Samuel Chappuzeau (1625-1701), Le Théâtre françois divisé en trois livres, où il est traité : I. De l’usage de la comédie ; II. Des auteurs qui soutiennent le théâtre ; III. De la conduite des comédiens (Lyon 1674, 12°). Fils d’un avocat réformé parisien, Chappuzeau se convertit au catholicisme au cours de son adolescence, mais revint au protestantsme et fut alors envoyé par son père étudier la théologie à l’Académie de Montauban. Il fut admis au ministère, mais commença par accompagner un gentilhomme dans ses voyages, qui les emmenèrent en Ecosse, aux Pays-Bas et en Allemagne. Chappuzeau s’arrêta quelque temps à Cassel, y prêcha à l’occasion, puis, à la mort de sa protectrice, la Landgrave mère, il revint en France. Un temps correcteur d’imprimerie à Lyon, c’est là qu’il fit ses débuts d’auteur dramatique et connut Molière, qu’il eut la perspicacité d’apprécier avant que celui-ci ne devînt célèbre. Pendant son séjour à Lyon, Chappuzeau épousa une Genevoise. En 1658, il se rendit en Hollande, y fit imprimer quelques sermons et fut passagèrement précepteur du jeune Guillaume d’Orange. Puis Chappuzeau s’établit à Paris, où il joua le rôle de complice et d’agent provocateur, vraisemblablement stipendié, pour entraîner le pasteur Alexandre Morus dans des agissements pour le moins imprudents, sinon absolument scandaleux, que Chappuzeau s’empressa de noircir et de dénoncer au consistoire de Charenton, une assemblée au sein de laquelle le volatile Morus ne comptait pas que des amis : voir O. Douen, La Révocation de l’Edit de Nantes à Paris d’après des documents inédits (Paris 1894, 3 vol.), i.218-233. Ce scandale allait valoir à Morus une suspension du ministère de deux ans (1661-1663) et à Chappuzeau l’interdiction de participer à la Sainte Cène pendant quelque temps. En 1662, Chappuzeau s’établit à Genève, où il obtint la permission d’enseigner la géographie. En 1666 commença la publication de son Europe vivante, ouvrage qui lui assura une certaine notoriété de géographe, d’historien et de guide pour les voyageurs et qui connut de multiples éditions : voir J.-D. Candaux, « Samuel Chappuzeau et son Europe vivante (1666-1673). Etude bibliographique », Genava, 14 (1966), p.57-80. Chappuzeau continua à voyager beaucoup et à ajouter des volumes à son Europe vivante en revenant de temps en temps à Genève où l’attendait une nombreuse famille dont il avait quelque peine à assurer la subsistance. C’est alors que Bayle et Basnage l’ont personnellement connu, visiblement en s’amusant de ses ridicules. Chappuzeau voyageait une fois de plus en Allemagne quand parut sa Relation de l’estat présent de la maison royale de Savoye (Paris 1673, 12°), dans laquelle, assurément par étourderie, l’auteur, devenu bourgeois de Genève, se rendait coupable d’un crime de haute trahison en qualifiant de duc de Savoie de « comte de Genève ». Cette maladresse valut à Chappuzeau d’être banni de Genève jusqu’en mai 1674, bien que divers princes allemands aient intercédé en sa faveur. Chappuzeau put enfin revenir à Genève où il poursuivit ses travaux littéraires abondants et multiples. En 1682, il entra au service du duc de Zell, comme gouverneur de ses pages, poste que Chappuzeau occupa jusqu’à sa mort, près de vingt ans plus tard. Dans ses ouvrages Chappuzeau témoigne d’une naïve vanité, mais surtout d’une obséquiosité éperdue à l’égard des Grands ; quant aux louanges qu’il donne aux comédiens, elles s’expliquent, puisqu’il était dramaturge, ce que Bayle paraît ignorer.

[16Vincent Voiture (1597-1648), poète précieux qui fréquentait l’hôtel de Rambouillet, avait composé de nombreux madrigaux. La source de Bayle pour cette remarque sur les amours de Voiture est Ægidii Menagii miscellanea (Paris 1652, 4°), qui contiennent un Ægidii Menagii liber adoptivus in quo doctorum aliquot virorum ad eum et de eo poematia où l’on trouve La Pompe funebre de Voiture à monsieur Menage par monsieur Sarasin, p.73-102 ; le passage en question se trouve p.83. Nous remercions Benoît de Cornulier, qui nous a fourni cette référence.

[17Horace, Odes , I.xii.18-20 : « Personne n’est en honneur autant que lui [Pierre Corneille], ni même n’en approche ; mais celui qui a eu les honneurs les plus proches des siens, c’est l’autre [Thomas] ». Le texte d’ Horace porte Pallas au lieu d’ alter, et occupabit au lieu d’ occupavit ; cité par Chappuzeau, Le Théâtre françois, ii.102.

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