Lettre 674 : Christine de Suède à Pierre Bayle

A Rome ce 14 decembre 1686

Mons r Bayle. J’ai receu vos excuses [1] ; et j’ai bien voulu vous temoigner par la presente que j’en suis satisfaite. Je sai bon gré au zêle de celui qui vous a donné occasion de m’ecrire [2] ; car je suis ravie de vous connoitre. Vous temoignez tant de respect et d’affection pour moi, que je vous pardonne de bon cœur, et sachez que rien ne m’avoit choquée que ce reste de protestantisme dont vous m’accusiez. C’est sur ce sujet que j’ai beaucoup de délicatesse ; parce qu’on ne peut m’en soupconner sans offenser ma gloire, et m’outrager sensiblement. Même vous feriez bien d’instruire le public de votre erreur et de votre repentir. C’est ce qui vous reste à faire pour mériter que je sois entierement satisfaite de vous [3]. Pour la lettre que vous m’avez envoyée [4], elle est de moi sans doute* ; et puisque vous dites qu’elle est imprimée, vous me ferez plaisir de m’en envoyer des exemplaires. Comme je ne crains rien en France, je ne crains aussi rien à Rome. Mon bien, mon sang et ma vie même sont devouez au service de l’Eglise ; mais je ne flatte personne, et ne dirai jamais que la vérité. Je suis obligée à ceux qui ont voulu publier ma lettre ; car je ne déguise pas mes sentimens. Ils sont, graces à Dieu, trop nobles et trop dignes, pour être desavouez. Toutefois il n’est pas vrai que cette lettre est ecrite à aucun de mes ministres. Comme j’ai des envieux et des ennemis, j’ai aussi des amis et des serviteurs partout ; et j’en ai peut-être en France, malgré la Cour, autant qu’en lieu du monde. Voilà la pure verité, c’est sur quoi vous pouvez vous régler. Mais vous ne serez pas quitte à si bon marché que vous le croiez. Je veux vous imposer une pénitence ; qui est, qu’à l’avenir vous preniez le soin de m’envoier des livres de tout ce qu’il y aura de curieux en latin, et en françois, espagnol, ou italien [5], et en quelque matiere et science que ce soit ; pourvu qu’ils soient dignes d’être vus. Je n’excepte pas même les romans, ni les satyres ; et sur-tout, s’il y a des ouvrages de chymie, je vous prie de m’en faire part au plutôt. N’oubliez pas aussi de m’envoier votre journal. Je fournirai à la dépense que vous ferez. Il suffit que vous m’en envoyiez le compte. Ce sera me rendre le plus agréable et important service que je puisse recevoir. Dieu vous prospere. Christine Alexandre

Notes :

[1Voir la lettre adressée par Bayle à la reine Christine de Suède le 14 novembre 1686 (Lettre 659), et sur les événements antérieurs, Lettre 607, n.1.

[2Nous suivons les recherches de S. ben Messaoud sur ce point : il semble que les lettres anonymes soient en premier lieu de Giovanni-Francesco Albani, le futur pape Clément XI ; les deux lettres auraient été corrigées en ce qui concerne la langue par Giovanni Maria Roccaforte, prêtre à la Chartreuse de Rome ; Anders Galdenblad, le secrétaire de la reine, les aurait alors mises au propre pour les envoyer à Bayle : voir Lettre 607, n.1.

[3Bayle devait insérer une déclaration au début des NRL du mois de janvier 1687 faisant état de la « délicatesse » de la reine au sujet du protestantisme et se disant « très-marri » de sa formule malheureuse : voir Lettre 691, n.11.

[4Sur cette seconde lettre de la reine de Suède, évoquée par Bayle, voir Lettre 637, n.7. Aucune précision n’étant donnée quant à sa nature, nous ne saurions l’identifier.

[5Christine de Suède était un remarquable bibliophile et un collectioneur de livres. Cependant, si Bayle a eu l’intention de satisfaire à cette demande, la maladie qui allait le frapper au mois de mars 1687 devait l’en empêcher.

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