Lettre 675 : Charles Ancillon à Pierre Bayle

• [Berlin, le 8/18 décembre 1686]

Monsieur Il y a un peu plus d’un an que Monsieur Daillé ministre de Paris [1], m’ayant envoyé une petite satyre fort spirituelle faite par le sieur Mabre Cramoisy, ou du moins sous son nom, contre le sieur Maimbourg [2] cest espece d’hydre que vous et l’illustre Monsieur Jurieu avé trouvé le moyen de detruire si glorieusement [3], je pris occasion en vous en faisant part de vous prier de vous souvenir que j’avois eu autresfois l’honneur d’estre connu de vous [4]. Je ne sçay Monsieur si ma lettre est parvenuë jusqu’à vous, ou si vos grandes occupations ne vous ont pas permis d’y repondre[.] J’attribuë à l’une ou à l’autre de ces deux raisons le malheur que j’ay eu de ne recevoir aucune de vos lettres, car je sçay si bien combien vous este honnete que je suis sûr que tout indigne que je suis de l’honneur de vótre souvenir[,] vous n’ussié pû me refuser les marques que je vous en demendois sans vous faire violence à vous mesme. Quoy qu’il en soit Monsieur je ne sçaurois laisser perdre le droit que je m’imaginne avoir d’y pretendre quelque place sans faire tous les efforts dont je suis capable pour me la conserver. Vous me feriéz trop de grace si vous croyiéz que ça esté par discretion et vous me feriéz aussi un tort signalé si vous croyiéz que ça esté par negligence que je ne vous ay pas pressé depuis si longtemps à me rendre justice à cest egard. Nos troubles ont esté cause de ce grand silence dans lequel je suis demeuré. Le malheureux et le funeste edict de revocation de celuy de Nantes est venu. Nótre Eglise se flattant de ses grands privileges, et des prerogatives qu’elle avoit pardessus toutes les autres du royaume, m’envoya au Roy pour les luy representer [5]. Je m’acquittay de ma commission, du moins m’estant addressé d’abord à Monsieur de Louvoy il me dit qu’il ne me conseilloit pas de me presenter au Roy sans sçavoir auparavant s’il l’agreeroit, qu’il seroit à craindre pour moy [qu]e ma presence ne l’anima, il me promit de luy dire que j’estois [à Font]ainebleau et de luy faire le detail des raisons que je luy avois allegué[es]. J’allay le lendemain chez Mr de Louvois pour apprendre la reponse que le Roy avoit fait[e.] Il me dit que c’estoit une resolution prise qu’il n’y auroit plus d’exercice de nótre religion dans le royaume. Je le priay de faire en sorte pres du Roy que nos bonnes raisons servissent au moins à nous exempter du fourragement des gens de guerre et de la licence des troupes ausquels toutes les autres Eglises du royaume avoient esté exposées, et luy dis que dans l’esperance que j’avois qu’on nous accorderoit cette grace, je luy donnois des / cahiers contenants plusieurs demendes tendentes à ce qu’on fit des reglements sur la maniere avec laquelle nous aurions à vivre et à nous conduire à l’avenir. Il porta mes memoires au Roy et à son retour me dit qu’il me donnoit la parole du Roy et la sienne propre que l’on ne nous envoyeroit point de troupes, et qu’on ne nous inquieteroit pas, que pour mes autres demandes on me les accordoit aussy. On nous permettoit par exemple d’enterrer nos morts à l’ordinaire[,] de nous aller marier à Sarbrik etc [6]. Je demenday qu’afin de pouvoir faire voir • à nótre assemblée que je m’estois acquitté de ma commission, on mit ces réponses sur mes cahiers à la marge de mes demendes. Il me repondit qu’avant que je sois à Metz nótre assemblée seroit assurée de la parole du Roy et de la sienne, et ainsi qu’elle verroit l’effect de ma commission. Il me dit que je pouvois retourner et assûrer nótre peuple, et que je pouvois ne pas faire plus de frais à ceux qui m’avoient envoyé. Je retournay à Paris, j’escrivis à nos gens de Metz tout ce qui s’estoit dit et fait et leur demenday leurs avis. Ils me repondirent que l’intendant estoit venu par ordre de la cour de Nancy à Metz[,] qu’il avoit fait assembler tous les chefs de famille et qu’il leur avoit dit qu’encore que le Roy eut assuré leur deputé de ce qu’il avoit à leur dire[,] neantmoins il luy avoit donné ordre de les faire assembler tous et de leur donner toutes les assurances qu’il pourroit du dessein du Roy qui estoit de les laisser vivre paisiblement, et de ne les point exposer à la licence des troupes[.] Il leur fit mesme lecture de la lettre qui contenoit cest ordre et cette promesse, qu’ainsi je pouvois revenir. Je retournay à Metz incessamment apres cette lettre reçuë. Je n’y fus pas plutót de retour qu’il y eut decret de prise de corps contre moy de mesme que contre tous les peres qui avoient leurs enfants hors du royaume, plusieurs se laisserent emprisonner mais moy je crû qu’il valoit mieux me cacher[.] Je me suis tenu clos et couvert pendant plus de deux mois[.] Enfin j’ay graces à Dieu trouvé le moyen d’echapper et de sortir du royaume ; j’ay tousjours crû qu’il ne falloit pas se fier à toutes les belles promesses que l’on nous avoit fait[es], et je l’ay tousjours dit à tous mes amis[.] L’evenement n’a que trop justifié que j’avois raison. Mon pere s’estoit malheureusement retiré à Hanau [7] dont le comte est lutherien, fort jeune et gouverné par des conseillers papistes et lutheriens, fort peu touchés de nótre misere. Le peuple l’y avoit retenu avec beaucoup d’empressement, l’amitié et l’estime que ce peuple luy a témoigné[es], luy a [ sic] attiré la jalousie des deux autres ministres françois, lesquels quoy que l’un soit beau frere et l’autre neveux, l’ont traité de la mani[e]re du monde la plus cruelle et la plus indigne. Mon pere ne pouvant se [re]s[ou]dre à l’aage de soixante et dix ans d’entreprendre d’autres voyages s[ouffroit] tout avec bien de la douleur pourtant, et me cachoit ses chagrins de peur que je ne le pressasse à quitter[.] Mais enfin ces gens là ayants fait eclater leur rage, et luy ayant suscité des procez mesme ayant eu le front de l’accuser devant le peuple, de n’estre pas de la Religion*, je le sollicitay tant que je le disposay à venir en ce pays cy. Nous crumes que par nótre depart nous mettrions fin à toutes ces hargnes mais ces gens là iram atque animos a crimine sumpserunt [8], ils ont poursuivi mon pere par tout, et l’ont accusé dans toutes les cours où ils ont crû qu’il / pourroit aller, mais graces à Dieu leurs calomnies ne nous ont fait aucun tort. S[on] A[ltesse] E[lectorale] de Brandebourg [9] a eu la bonté de nous recevoir plus favorablement que nous n’eussions jamais osé esperer. Il a etabli mon pere ministre à Berlin. Il m’a donné la charge de juge des François dans la mesme ville et a envoyé mon cadet à Francfort sur l’Oder achever ses etudes à ses despens [10]. Voila Monsieur tous les chemins fascheux où nous avons passé pour parvenir à l’estat heureux dans lequel nous sommes à present par la g[r]ace [de Dieu]. Vous rendés tant de services importants et agreables au public que je crois qu’il n’y [a p]ersonne qui ne doive vous offrir les siens et chercher avec empressement les occasions de vous en rendre ; outre ce devoir commun, l’honneur que vous m’avé fait autres fois, l’amitié que vous avé tousjours témoigné[e] à mon pere, et la reconnoissance que je dois avoir de ces deux grandes faveurs m’obligent à estre absolument à vous et à vous en assurer. Si vous souhaitté d’avoir ou de sçavoir quelque chose de ce pays cy faite moy la gr[ace] Monsieur de me donner commission de vous l’envoyer, ou de vous le faire sçavoir. Mon pere prend la liberté de [vou]s [de]mender vos Nouvelles de la repub[lique] des lettres de chaque mois, les Lettres past[orales] de Monsieur Jurieu [11][,] celles de Monsieur [B]asnage [12] et toutes les pieces curieuses que vous donnés tous les jours au public. Je vous prie de les envoyer par [l]es voitures ordinaires par terre ou par • eau à Mr Mesmin marchand à Hambourg [13]. Ce sera luy qui aura le soin de satisfaire au payement du prix[.] Voila une priere qu’il n’est guere seant de faire à un homme occupé comme vous l’este, mais pardonné luy Monsieur, l’envie qu’il a de les voir et l’impossibilité qu’il y a de les avoir d’unne [ sic] autre maniere luy font commettre cette incongruité là. Permettés moy s’il vous plait Monsieur d’assurer icy Monsieur Jurieu de la grande veneration que j’ay pour luy ; et Monsieur Basnage (de qui j’ay l’honneur d’estre connu) de mes tres humbles respects. Je suis avec une tres profonde soumission Monsieur vótre tres humble/ et tres obeissant serviteur C[harles] Ancillon

A Berlin ce 8/18 decembre 1686

 A Monsieur/ Monsieur Bayle/ professeur en philosophie/ et en eloquence/ A Rotterdam

Notes :

[1Adrien Daillé, l’ancien pasteur de Charenton : voir Lettre 48, n.6.

[2Nous n’avons su identifier une satire contre le Père Louis Maimbourg publiée sous le nom de Mabre Cramoisy. Beaucoup de satires contre cet auteur prolifique et polémique ont pu circuler à l’époque : on peut penser au Cas de conscience proposé par le P. Maimbourg lorsqu’il fut chassé de sa Société (s.l. 1714, 8°), qui est une satire hostile au Père Maimbourg publiée sous son nom et datée du 6 février 1681 (BNF cote 8° Fb 19621-19666, n° 19663).

[4Sur Charles Ancillon, fils de David, voir Lettre 129, n.2, et DHC, art. « Ancillon, David » : après avoir achevé ses études à Marbourg et à Genève, Charles rendit visite à Bayle à Sedan en septembre 1676 en route pour Paris, où il devait poursuivre ses études de droit. Il retourna ensuite à Metz, où il exerça comme avocat, suivant en cela l’exemple de son oncle Joseph. Après les démarches auprès de Louvois – qu’il raconte dans la présente lettre – au moment de la révocation de l’édit de Nantes, il rejoignit son père à Berlin, où il devint juge et directeur de la colonie huguenote. La lettre antérieure à laquelle il fait allusion ne nous est pas parvenue.

[5Voir Charles Ancillon, Mélange critique de littérature. Recueil des conversations de feu M. [David] Ancillon, avec un discours sur sa vie et ses dernières heures (Bâle 1698, 12°, 3 vol.), exploité par Bayle dans son article du DHC. Les Ancillon fondèrent une véritable dynastie au Brandebourg et on y trouve plusieurs homonymes. Comme nous l’apprenons ici, c’est bien Charles Ancillon (1659-1715), fils aîné de David (1617-1692), qui représenta l’Eglise de Metz dans les négociations infructueuses auprès de la Cour peu après la Révocation. L’oncle de Charles (et frère de David), Joseph (1626-1719), éminent avocat de Metz, se réfugia également à Berlin et fut nommé juge supérieur de toutes les colonies françaises dans le Brandebourg, conseiller de Cour et de révision. Charles épousa la fille de son oncle Joseph ; son fils, également nommé Charles, qui devint lieutenant-général, eut une famille qui s’illustra dans le domaine de la philosophie : sur son fils Louis-Frédéric et son petit-fils Jean-Pierre-Frédéric, voir J.C. Laursen, « Tame Skeptics at the Prussian Academy », Libertinage et philosophie au XVII e siècle, 13 (2010), p.221-230.

[6Cette possibilité de célébrer les mariages à Sarrebrück – ville située à environ 70 km de Metz – n’est pas mentionnée dans le Mélange critique de littérature recueilli des conversations de feu Monsieur Ancillon avec un discours sur sa vie et ses dernières heures (Basle 1698, 12°).

[7Sur ce point, voir le DHC, art. « Ancillon, David », rem. B, où Bayle exploite le récit de Charles Ancillon.

[8Juvénal, Satires, vi.285 : « ils ont puisé leur vivacité et leur colère dans le sentiment de leur culpabilité ».

[9Sur Frédéric-Guillaume I er de Hohenzollern (1620-1688), duc de Prusse, dit le Grand Electeur de Brandebourg, voir Lettres 23, n.2, et 26, n.4.

[10Le fils puîné de David (et frère cadet de Charles), également nommé David (1670-1723), fréquenta l’académie de Francfort-sur-l’Oder et devint ensuite ministre de Berlin. Plusieurs des informations qui précèdent, notamment un long récit des tracasseries éprouvées à Hanau, figurent dans le Discours de la vie de M. Ancillon et ses dernières heures (Basle 1698, 12°), que Bayle devait exploiter dans l’article « Ancillon (David) » du DHC (corps de l’article et rem. B).

[11Sur les Lettres pastorales de Jurieu, qui paraissaient depuis le 1 er septembre, voir Lettre 650. Ancillon demande à Bayle de lui envoyer cet ouvrage, contre lequel celui-ci devait batailler avec virulence dans l’ Avis aux réfugiés.

[12Ancillon pense sans doute aux deux ouvrages de Jacques Basnage, Considérations sur l’état de ceux qui sont tombés, ou lettre à l’Eglise de *** sur sa chute (Rotterdam 1686, 12°) et Réponse à M. l’évesque de Meaux sur sa lettre pastorale (s.l. 1686, 12°).

[13Nous ne saurions identifier plus précisément ce M. Mesmin, marchand à Hambourg ; il s’agit sans doute d’un réfugié huguenot, parent peut-être de Guy Mesmin, médecin calviniste réfugié à Londres : sur celui-ci, voir Lettre 339, n.6.

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