Lettre 704 : Emmanuel Schelstrate à Pierre Bayle

[Rome, août 1687]

Monsieur, On vient de me communiquer [1] une feuille ou deux des Nouvelles de la republique des lettres du mois de mars de cette année 1687 qui contiennent un abregé du livre du sieur Burnet, où il traite de son voyage d’Italie, et des choses, qu’il y a veû[es] [2] : les articles, qui regardent Rome et Naples, sont pleins de faussetez, qui meriteroient que quelqu’un le rendit ridicule devant tout le monde. Une des choses, dit-il, les plus considerables, qu’on voit à Naples, ce sont les catacombes ; elles sont hautes et larges, au lieu que celles de Romes sont étroites et basses ; et elles sont si longues, qu’on dit qu’elles vont jusqu’à Pouzol. Il fut étonné de voir qu’on ne parloit presque point d’une chose si considerable. Mais il n’y a que son ignorance, qui soit la cause de son étonnement, puisque ces pretenduës catacombes ne sont sans doute pas autre chose que le passage sous une montagne, qui conduit de Naples à Pouzol, au lac de Diane, et à la grotte de la sibille Cumane. Voilà ce que nostre antiquaire appelle des catacombes, ny ayant point d’autres lieux dans Naples, à qui il ait peu donner ce nom. N’est ce pas une chose ridicule, d’avoir pris des lieux aussi connus à tout le monde, que ceux-là, pour des cimetieres, où jamais a esté enterré personne. C’est encore une plaisante reverie, que de s’estre imaginé, que les catacombes de Rome furent faites dés le commencement de cette ville ; quand, comme il dit, les Romains enterroient leurs morts. Il est donc certain, dit-il, que ces catacombes estoient destinées à la sepulture des payens : les chrestiens s’en estant ensuite dans le cinquiéme siecle approprié l’usage. Or qui ne sçait, que les catacombes n’estoient au commencement, que ce qu’on appelle en latin arenaria, c’est à dire, des lieux où l’on tiroit le sable pour les edifices, et que les chrestiens se retiroient dans ces lieux souterrains au temps des persecutions, et qu’ils y enterroient leurs morts avec des inscriptions, et des marques de martyre pour ceux qui l’avoient souffert. Ce qui fait voir la fausseté de ce qu’adjoute le sieur Burnet, que de la sepulture des premiers Romains dans les catacombes paroit l’abus, qui se fait aujourd’huy sur les reliques. Car, dit-il, comme il est impossible, que les os des payens ne se soient confondus dans ces catacombes avec ceux des chrestiens, ce sont aujourd’huy les os des esclaves romains ; et de la plus vile populace, qu’on distribue par tout l’univers comme des reliques saintes. Le sieur Burnet montre bien par ces paroles, qu’il ne sçait, ce que c’est, que les catacombes de Rome, et à l’entendre parler, on jugeroit, qu’il ne les a jamais veues, car chaque corps est dans un tombeau différent, et sont tous disposez dans un si bel ordre, qu’il est impossible, que les os des uns se mélent avec ceux des autres : s’il eut au moins pris la peine de voir le livre, si celebre qui a pour titre Roma subterranea, et a esté imprimé non seulement à Rome, mais encore à Amsterdam [3], il y auroit veu representez en tailles douces la disposition des catacombes, et l’ordre des tombeaux. Il y auroit veu les marques certaines, des palmes, des fioles de sang, des inscriptions anciennes, tant greques, que latines ; et autres choses, par lesquelles on distingue les corps des saints et martirs d’avec ceux des autres chrestiens. Il y auroit leu, que bien loing que les chrestiens ayent commencé au cinquiéme siecle d’enterrer leurs morts dans les catacombes, ils avoient au contraire cessé de les y enterrer en ce temps-là ; parce que la persecution ayant cessé aprés le commencement du quatriéme siecle[,] ils avoient eu la liberté de batir des eglises, et d’enterrer publiquement leurs morts. Mais c’est peut-estre parler au sieur Burnet d’un temps trop éloigné, que de l’entretenir du cinquiéme siecle, venons donc au nostre, duquel il n’est pas mieux instruit : car il asseure, que le docteur Molinos à Naples a plus de 20.000 sectateurs, comme si ce prestre, qui demeure à Rome, estoit à Naples, où, peut-estre, il n’a jamais esté. Or qui a dit au sieur Burnet, que ce docteur a vingt mille sectateurs à Naples[?] Est-ce que tout reformé qu’il est, il a penetré les secrets de l’Inquisition, et qu’il a veu sur les registres du Saint Office, qu’il y a vingt mille Napolitains quietistes ? Et pour finir l’article de Naples, avec quelle apparence a-t-il peu dire de cette ville, qui a produit, tant d’hommes illustres, qu’ on y rebutte tellement les sçavans, qu’on les regarde comme des atheës[?] Pour moy je ne sçaurois comprendre avec quelle sorte de gens il a conversé dans Naples : peut-estre qu’il y a esté regardé comme un athée, et ce qu’on a dit de luy, il pense qu’on le dit de tous les autres sçavans. Mais revenons avec le sieur Burnet à Rome : il dit, qu’ elle est la ville du monde, où les palais, les convents, les eglises sont les plus superbes, et tous les autres batimens petits. Comme si les maisons de Dieu et des princes devoient estre petites, et celles du menu peuple magnifiques, et superbes. Il est neanmoins faux, que les maisons des particuliers à Rome soient si petites, que le sieur Burnet le voudroit faire accroire. Mais ce qu’il y a de plus faux, et de plus injuste dans le recit du sieur Burnet, c’est ce qu’il dit, que le pape aujourd’huy regnant at [ sic] achevé de desoler la ville par ses exactions, et que le quart des habitans est sorti depuis ce pontificat : au lieu qu’il est certain, que le pape Innocent XI aujourd’huy regnant a diminué les gabelles de plus de trois cent et quarante mille livres par an, et qu’on trouve sur les livres des paroisses le nombre de cent vingt mille ames, comme on trouvoit sous les pontificats de Clement neuf, et Clement dixiéme ses predecesseurs. C’est une grande temerité d’avancer des choses, sur lesquelles il est si facile d’estre convaincu de fausseté. Mais qui pourroit souffrir, ce qu’il ajoute, qu’ un homme de grande consideration dans l’Eglise, qui le prenoit pour un ecclesiastique, parce qu’il en portoit l’habit, luy dit que se [ sic] devoit estre un horrible scandale pour le monde chrestien, que Rome fut gouvernée plus tyranniquement par le pape, que Constantinople par le Turc, qu’il n’y avoit pas d’apparence, que ce fut là, le vicaire de Iesus-Christ, ni qu’on trouvat la vraye religion dans un lieu, où les maximes de la justice, et de l’equité estoient anéanties. Si Monsieur Burnet n’avoit pas marqué la qualité de la personne, qu’il dit luy avoir parlé de la sorte, on croiroit, que ce fut un Turc, puisque on ne sçauroit se persuader, qu’un chrestien eust parlé ainsi dans Rome d’un pontificat tel qu’est celuy d’ Innocent XI dont les vertus eminentes edifient non seulement les catholiques, mais encore ceux qui sont hors de l’Eglise. En verité ce discours convient si peu à une personne de grande consideration dans l’Eglise, qu’il y a sujet de douter, si ce n’est une fausseté inventée par le sieur Burnet mesme, puisqu’à moins d’estre heretique, on ne peut pas dire, qu’il n’y avoit pas d’apparence, qu’à Rome fut le vicaire de Jesus-Christ, ni qu’on trouvat dans cette ville la vraye religion. Enfin venons à ce qu’il dit de la Bibliotheque Vaticane ; il dit qu’il a parlé à Monsieur Schelstrate, qui en est le bibliothequaire, et qu’il luy fit voir, qu’il avoit raison dans la dispute contre Monsieur Maimbourg touchant l’autorité du concile sur le pape, et qu’il luy montra les manuscrits du Vatican, dans lesquels ces termes, de la Reformation dans le chef, et dans les membres, ne se trouvent point. Jusques icy Monsieur Burnet peut avoir dit la verité, mais je ne puis pas croire, ce qu’il dit aprés, qu’on luy avoit promis de montrer l’original d’une bulle de Martin cinquiéme, dans laquelle il faisoit une enumeration de tous les decrets, qu’il confirmoit, et qu’on ne luy tint pas parole. Ce ne seroit pas une grande merveille, qu’aprés tant de faussetez il avoit encore dit une autre icy, d’autant plus, que Monsieur Schelstraete a imprimé la bulle susdite de Martin cinquiéme, et a fait voir à tout le monde, par un traité particulier contre le sieur de Maimbourg, que Martin cinquiéme n’a jamais approuvé les decrets de la session quatre et cinquiéme du concile de Constance. Ceux qui voudront prendre la peine de lire ce traité, verront qu’on fait en vain triumpher le sieur Burnet dans le mois d’avril suivant, à l’occasion d’un autre livre de Monsieur Maimbourg traitant de la vie de s[aint] Leon le Grand : et ceux qui n’ont pas ce traité, peuvent en attendant voir vos Nouvelles du mois de septembre 1686, où vous avez eu plus de jugement que le sieur Burnet [4], de qui vous n’auriez jamais rapporté tant de faussetez, comme nous avons veu jusques icy, si vous aviez esté en estat de donner vous-mesme les derniers journaux, dans lesquels on asseure le publique, que vous n’avez eu aucune part, à cause de vostre maladie.

Notes :

[1Sur l’auteur de la présente lettre, voir L. Ceyssens, La Correspondance d’Emmanuel Schelstrate, préfet de la Bibliothèque Vaticane (1683-1692) (Bruxelles 1949). Il ressort de cette étude (p.62-63, 265-266, 278) que Schelstrate (ou Schelstraeten), souhaitant corriger les affirmations de Gilbert Burnet sur son voyage en Italie, envoya son texte à Jean-Antoine Davia, internonce à Bruxelles, en juillet 1687 en suggérant l’envoi à Bayle pour insertion dans les NRL, mais en laissant à son correspondant à décider de la forme de sa publication. Le titre de l’opuscule est donc attribuable à Davia : celui-ci savait, comme Schelstrate, que Bayle n’était plus responsable des NRL et c’est, sans doute, faute de mieux que l’internonce plaça le nom de celui-ci dans le titre de cette pièce volante. Des exemplaires avaient atteint Rome à la mi-septembre.

[3Paolo Aringhi, Roma subterranea nouissima in qua post Antonium Bosium antesignanum, Io. Seueranum [...] et celebres alios scriptores antiqua christianorum et præcipue martyrum cœmeteria, [...] sex libris distincta illustrantur et quamplurimæ res ecclesisticæ iconibus graphice describuntur, ac multiplici tum sacra, tum profana eruditione declarantur [...] (Romæ 1651, folio, 2 vol.), ouvrage dont une édition parisienne de même format parut en 1659, et une édition in 12° sortit des presses de J.F. Hagium à Arnhem en 1671. C’est sans doute à cette dernière édition que Schelstrate fait allusion.

[4C’est dans son compte rendu du catalogue des mansucrits de la bibliothèque de Leipzig, NRL, septembre 1686, art. IV, que Bayle évoque la contestation par Schelstrate de l’authenticité des manuscrits du concile de Constance : « Il nous reste une chose à remarquer qui vaut bien la peine d’être observée ; c’est que les actes du concile de Constance, qui sont en manuscrit dans la Bibliothèque Pauline, sont en beaucoup meilleur état que ceux qu’on a imprimez. M. Schelstrate a excité un grand conflict de jurisdiction entre les manuscrits des théologiens du pape et ceux des théologiens françois. Il prétend avoir déterré un grand nombre de bons exemplaires du concile de Constance, où l’on ne voit pas les termes sur quoi l’on veut établir la superiorité du concile. M rs les journalistes de Leipsic ayant consulté sur cela l’exemplaire de leur université, ont vû qu’effectivement ces paroles, et pour la réformation générale de l’Eglise de Dieu, tant au chef qu’aux membres, ne se trouvent pas dans le 1 er décret de la 4 e session ; ce qui semble favoriser la pensée de M. Schelstrate, savoir que quelques Peres du concile de Basle y ajouterent cela. [...] Au reste puis que l’occasion s’est présentée de parler du dernier livre de M. Schelstrate, je remarquerai que M. Maimbourg y est accusé d’un grand nombre de faussetez. On lui en compte jusqu’à onze par rapport au seul concile de Constance. D’ailleurs ce savant bibliothecaire du Vatican dit et prouve tant de choses pour la cause de son maître, contre celle du clergé de France, qu’il n’y a gueres de gens qui apres avoir lû son livre, sans autre préjugé que celui des principes généraux de la communion de Rome, ne soient prêts à soûtenir pour le moins que l’affaire est problématique... ». L’ouvrage d’Emmanuel Schelstrate dont il est ici question s’intitule : De Tractatus de Sensu et auctoritate decretorum Constantiensis concilii sefsione quarta et quinta circa potestatem ecclesiasticam editorum cum actis et gestis ad illa spectantibus, et ex M. SS. Italicis, Germanicis ac Gallicis nunc primum in lucem erutis opera et studio (Romæ 1686, 4°).

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