Lettre 707 : Pierre Bayle à David Constant de Rebecque

A Rotterdam le 22 mars 1688

J’etois sur le point de repondre mon cher Monsieur, à l’agreable et tres obligeante lettre que je recus de vous [1] par un garcon libraire qui venoit de Geneve, lors que je tombai malade, il y a plus de 13 mois [2]. Depuis ce tems là je n’ai fait que trainer, et languir, et je commence seulement à ce retour du printems à pouvoir reprendre un peu d’exercice lit[t]eraire. Je trouvai à mon retour d’Aix la Chapelle où j’avois eté boire les eaux [3] Monsieur votre fils [4] ici et j’ap[p]ris en meme tems que le livre dont vous m’avez fait present avoit eté remis en mon absence à Mr de Beauval qui faisoit deja un Journal de scavans [5]. La joye que j’eus de voir monsieur votre fils fut extreme, mais malheureusement pour moi j’etois quasi hors d’etat encore de parler beaucoup sans exciter ma petite fievre lente, ce qui a eté ma continuelle persecution durant ma maladie ; pour peu que je me melasse de conversatio[n] j’empirois mon mal. Ce facheux contre-tems m’a privé du plaisir de l’entretenir chaque jour, de lui parler de vous, de Mademoiselle Constant [6], de vos etudes, de tout ce que vous avez publi[é] [7][,] de remonter jusques à nos promenades de Copet, et à la jolie bibliotheque dont vous me laissiez si obligeamment disposer. Le rel[ent]* / de toutes ces idées est à coup seur pour moi un renouvellement de fete. Outre cela quel plaisir n’eussai je pas eu de parler d’etude avec Mr votre fils, de remarquer les grands progrez qu’il a deja faits, marchant dignement sur vos belles trace[s] de lui donner mes petits avis comme à un frere [8], afi[n de] m’acquiter et de ce que l’amitié demande de moi et la reconnoissance de toutes les bontez que vous m’avez temoignées. La foiblesse où etoit alors ma santé m’a derobé toutes ces consolations, et voila que peu apres Mr votre fils quitta notre ville où je croiois qu’il passeroit tout l’hyver de sorte que quand je me suis trouvé un peu plus en etat de lui donner des marques de mon amitié, i[l] n’a plus eté ici. Je viens à votre autre enfant mon cher Monsieur, je veux dire à votre Traitté de politique [9], dont je vous remercie de tout mon cœur. C’est une piece digne de votre esprit et de votre erudition que vous savez que j’ai toujours loüé en vous avec une estime et une sincerité singuliere. Mr de Beauval en a fait mention dans un de ses journaux. Je me fais une joye de ce que desormais le peu d’occupations que / j’aurai me permettra de lier un commerce de lettres plus regulier avec vous, et si à cela je pouvois joindre l’avantage de pouvoir vous rendre ou à vos amis mes petits services, rien ne manqueroit à ma joye. Faites m’en naître les occasions, et soyez persuadé mon tres cher Monsieur, que je suis avec une sensibilité* et cordialité qui ne se peu[ven]t exprimer, votre tres humble et tres obeissant serviteur Bayle J’asseure de mes tres humbles services Mademoiselle Constant. Il y a dans vos cantons un ministre de mes parens nommé Monsieur Bourdin [10]. Je serois bien aise qu’il trouvast les occasions de se faire con[n]oitre à vous, persuadé que je suis que vous lui accorderiez l’honneur de votre amitié, et comme je ne sai par quelle adresse lui ecrire ni où est sa residence, je prens la liberté de mettre ce billet pour lui [11] sous votre couvert, en vous supliant Monsieur de le lui faire tenir ; le 1 er ministre refugié qu’on consultera pourra dire où il demeure. A Monsieur/ Monsieur Constant, pasteur/ et professeur/ A Lausanne •

Notes :

[1Cette lettre de Constant, datée sans doute du mois de janvier ou février 1687, ne nous est pas parvenue.

[2Sur cette maladie, voir le récit que Bayle en avait fait à son cousin Naudis dans sa lettre du 27 juillet 1687 (Lettre 702), avant d’aller prendre les eaux à Aix-les-Bains.

[3Bayle annonçait ce voyage à son cousin dans sa lettre du 27 juillet (Lettre 702). Il partit le 8 août 1687 pour Clèves d’abord, où il logea chez le pasteur Jean Ferrand (sur lui, voir Lettre 244, n.39) ; de là, à la mi-septembre, il se rendit à Aix-les-Bains, par Bois-le-Duc, en compagnie de ses amis le pasteur Phinéas Piélat et Farjon, de Vaals. Le 18 octobre, il rentra à Rotterdam, où il dut se reposer encore quelques mois.

[4Marc-Rodolphe Constant, fils aîné de David Constant : voir ci-dessous, n.6.

[5Comme on le comprend par une allusion de Bayle quelques lignes plus loin, il s’agit de l’ Abrégé de politique, nouvelle édition revüe et augmentée de la moitié (Francfort 1687, 12°) de M. « Constans, professeur à Lausanne », publié par Conrad Belmani, dont Henri Basnage de Beauval avait donné le compte rendu dans l’ HOS, janvier 1688, art. XIV. La première édition de cet ouvrage parut avec une adresse fictive : « Colongne [ sic], Pierre Marteau » en 1686.

[6David Constant, ministre à Coppet en 1664 et ensuite professeur d’éloquence à l’académie de Lausanne, avait épousé Marie Colladon. On connaît trois fils nés de cette union : l’aîné, Marc-Rodolphe, dont il est ici question, avait été présenté à Guillaume d’Orange par les comtes de Dohna et de Frise ; il fut nommé capitaine adjudant général et aide quartier-maître général dans l’armée des alliés, et secrétaire général des Suisses des Grisons ; il devait mourir âgé de 30 ans. Ses frères cadets étaient Frédéric, doyen de Bex, et Samuel, qui fit carrière dans l’armée sous le nom de baron de Constant. Voir La Chesnaye-Desbois, Dictionnaire de la noblesse, t. XII, p.13. Dans sa lettre du 29 juillet 1688 (Lettre 716), Bayle fera allusion aux fils aîné et cadet de Constant.

[7Outre l’ouvrage mentionné ci-dessus, n.5, David Constant publia également une anthologie d’écrits anciens, parmi lesquels : Cicéron, De Officiis, Caton l’aîné, De Senectute, Lælius, De Amicitia, Paradoxa stoicorum ; Somnium Scipionis (Genevæ 1688, 12°), publiée chez Samuel de Tournes, recensée par Jean Le Clerc dans la BUH, mai 1687, art. XI,4. Il devait envoyer cet ouvrage à Bayle au mois de juillet 1688 : voir la réponse de Bayle du 29 juillet (Lettre 716).

[8Souvenir de la correspondance qu’il a entretenue avec son frère Joseph jusqu’à la mort de celui-ci, le 9 mai 1684.

[9Voir ci-dessus, n.5.

[10Il s’agit sans doute de Charles de Bourdin, fils du pasteur du Mas d’Azil : Bayle le désigne comme son « cousin » (Lettre 250, p.37). Il avait espéré prendre sa place comme précepteur chez le banquier parisien Pierre Foissin en 1674 (voir Lettre 63, p.297), mais la place fut prise par Fargue (ou Lafargue) : voir H. Bost, Pierre Bayle, p.90, n.32.

[11Ce billet de Bayle adressé à Charles de Bourdin ne nous est pas parvenu.

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