Lettre 724 : Pierre Bayle à Jean Rou

A Rotterd[am], le 24 e de février 1689

Dès hier au soir, mon très-cher Monsieur, j’aurois eu l’honneur de vous écrire pour vous témoigner ma joie de la charge qui vous a été donnée si justement [1], et dequoi j’avois été averti chez Mr Jurieu [2] le jour précédent ; je vous eusse, dis-je, témoigné dès hier • l’intérêt intime que je prens à cette justice qu’on a renduë à votre mérite, si le mauvais tems ne m’eût empêché de revenir assez tôt au logis, aiant été diner à un quart de lieuë d’ici. Je trouvai à mon retour votre lettre, qui me fut d’autant plus agréable que vous m’y confirmâtes la bonne nouvelle que j’avois déja ap[p]rise. Ce fut un très-sensible surcroit de joye pour moi que de connoitre que vous êtes persuadé que je prends part d’une façon singuliere à tout ce qui vous concerne. Jouïssez long tems, mon cher Monsieur, et avec tous les agrémens et tous les avantages possibles, de votre nouvelle dignité, qui est également un témoignage de la bonne opinion que nos souverains ont conçuë de votre capacité et de votre probité.

On vient de nous critiquer à Paris, vous et moi, mais moins que Mr Jurieu, dans une Réponse d’un nouveau converti etc., laquelle Réponse on pretend être d’un eléve, ou prosélyte de Mr Pélisson [3]. Si Mr Pélisson y a quelque part, il faut qu’il ait cru le bruit très-faux qui a pu arriver jusqu’à ses oreilles, que j’étois l’auteur d’une lettre volante, qu’on a imprimée à Amsterdam en réponse à ses Chimeres de Mr Jurieu [4] : car Mr Pélisson dans son dernier livre, avoit parlé fort honnêtement de moi [5] ; au lieu que ce nouveau converti en parle durement.

L’ouvrage dont je vous parle est court, et assez mal écrit ; mais outrageant pour le parti [6]. On l’a réimprimé en ce païs [7].

Je suis, • mon très-cher Monsieur, votre etc.

Notes :

[1La charge de traducteur ou secrétaire-interprète des Etats Généraux : voir Lettres 209, n.5, et 262, n.8.

[2Bayle fréquente donc la maison de Jurieu à cette date ; leurs relations sont apparemment bonnes.

[3L’ouvrage est de Bayle lui-même ; aucun doute ne subsiste sur ce point : l’attribution à Paul Pellisson-Fontanier est une diversion dont Bayle devait se servir de nouveau lors de la publication de l’ Avis aux réfugiés. Voir Réponse d’un nouveau converti à la lettre d’un réfugié. Pour servir d’addition au livre de Dom Denys de Sainte-Marthe intitulé « Réponse aux plaintes des protestants » (Paris 1689, 12° ; éd. G. Mori, Paris 2007). L’ouvrage de Denis de Sainte-Marthe auquel Bayle feint d’apporter une « addition » s’intitule : Réponse aux plaintes des protestants touchant la prétendue persécution en France, où l’on expose le sentiment de Calvin sur les peines dues aux hérétiques (Paris 1688, 12°). Le titre de Bayle s’inspire peut-être, comme le suggère G. Mori, de celui d’un ouvrage attribué à Jean Guillebert, Lettres d’un nouveau converti à un catholique de ses amis, ou remarques sur le livre du P[ère] Doucin, jesuite, intitulé « Instructions pour les nouveaux catholiques » (Amsterdam 1686, 12°). Le passage où Jean Rou et Jurieu sont critiqués concerne leurs réponses respectives à une objection de Bossuet concernant le supplice de Servet (éd. G. Mori, p.91-95) : Bayle souligne la faiblesse de la réponse de Rou dans son ouvrage : La Séduction éludée, ou Lettres de M. l’éveque de Meaux à un de ses diocésains, qui s’est sauvé de la persécution (Berne [La Haye] 1686, 12°) et de celle de Jurieu dans les Lettres pastorales du 1 er septembre et du 15 septembre 1686. Bayle avait salué le « très bon » ouvrage de Rou dans sa lettre du 10 janvier 1687 (Lettre 684) et l’avait annoncé dans les NRL, janvier 1687, cat. vii. Enfin, Bayle fait allusion à un passage de la Réponse d’un nouveau converti où il est lui-même critiqué ; en effet, les remarques de Bayle dans sa Critique générale (XXIII, §15) sur l’exécution de Servet y sont réfutées par Bayle lui-même (éd. G. Mori, p.83-86). Ainsi s’accomplit la tactique de Bayle à cette époque fort trouble : il tient à réfuter les publications de Jurieu et de Rou sur la question de la punition des hérétiques, mais il tient également à maintenir de bonnes relations avec son vieil ami Jean Rou ; il les réfute donc dans un ouvrage prétendument rédigé par un catholique ; mais comme il tient également à ce que sa critique soit connue de la communauté protestante, il signale lui-même à Rou la parution du livre.

[4L’« Avis du libraire » de la Réponse d’un nouveau converti appuie la fausse attribution à Paul Pellisson-Fontanier. Celui-ci avait publié deux volumes de Réflexions sur les différends de religion en 1686 et 1687 avant de s’en prendre à l’ouvrage de Jurieu, L’Accomplissement des prophéties, dans Les Chimères de M. de Jurieu. Réponse générale à ses « Lettres pastorales » de la seconde année, contre le livre des « Réflexions et examen abrégé de ses prophéties » (Paris 1688, 4°), un pamphlet de douze pages qui devait être suivi par deux volumes : Les Chimères de M. de Jurieu. [...] Examen abrégé de ses prophéties, sa clarté prophétique et l’origine de cette clarté (Paris 1689, 4°), et Réflexions sur les différends de la religion. Troisième traitté, ou les chimères de M. Jurieu (Paris 1690, 12°) : voir le compte rendu dans le JS du 30 janvier et du 6 février 1690. La « lettre volante » imprimée à Amsterdam en réponse au pamphlet de Pellisson de 1688 est sans doute due à Jurieu lui-même ; elle s’intitule Réponse aux « Chimères de M. Jurieu » (s.l. 1688, 12°). C’est le ton polémique de Pellisson contre Jurieu qui a pu suggérer à Bayle de lui attribuer également son propre ouvrage, où il vise précisément à réfuter la doctrine religieuse et politique proposée par Jurieu dans les Lettres pastorales ; cette tactique a été efficace, car Jurieu semble avoir cru à cette attribution. Bayle employera la même tactique, avec moins de succès, lors de la publication de l’ Avis aux réfugiés. Voir La Chimère de la cabale ( OD, ii.727a, 733a, 733b-736b).

[5Bayle pense à la section XVIII des Reflexions sur les differends de la religion, seconde partie : Réponse aux objections d’Angleterre et de Hollande (Paris 1687, 12°), où Pellisson se réfère à l’art. I des NRL de juillet 1686. Parlant de Pellisson, qui avait critiqué la voie d’examen et prétendu donner des preuves de la voie d’autorité, Bayle persiflait : « Sans s’ériger en devin, on peut prédire que ce sera la matière d’une plus longue dispute que la Perpetuité de la foi de M. Nicole. » Mais, réplique courtoisement Pellisson, le journaliste a passé sous silence les preuves qui sont effectivement données dans une autre partie de l’ouvrage : « Le merite et la reputation de M. Bayle, dont les ecrits vont par tout et font tous les mois les delices des gens de lettres, ne nous permettent pas de negliger une objection qu’il nous a faite. Mais Homere lui-même (comme disoient les Anciens) n’étoit pas toûjours également attentif à son ouvrage. Il ne faudroit pas s’étonner si un excellent esprit examinant tant d’ouvrages d’autrui n’avoit pas eu toûjours devant les yeux la suite du nôtre. » (p. 219-220).

[6Bayle avait parfaitement conscience du caractère inacceptable pour les huguenots des critiques qu’il lançait contre la persécution pratiquée et justifiée par les réformés, contre leur enthousiasme à l’égard de la « Glorieuse Révolution » et contre ce qu’il dénonce comme leur esprit de rébellion et de satire : il ne devait jamais admettre qu’il était l’auteur de cet écrit.

[7Cette remarque de Bayle appuie la fiction entretenue par l’« Avis au lecteur » de la Réponse d’un nouveau converti, selon laquelle la Réponse aurait été imprimée à Paris par Etienne Noël, imprimeur « à la place de la Sorbonne », et envoyée sous cette forme aux Provinces-Unies. En effet, il n’y a jamais eu d’impression parisienne de la Réponse et celle qu’annonce ici Bayle est bien l’édition originale, imprimée à Amsterdam par Abraham Wolfgang sous la fausse adresse d’Etienne Noël.

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