Lettre 730 : Pierre Bayle à Claude Nicaise

A Rotterdam le 15 de juin 1689

Monsieur
Depuis long tems je me contente de m’entretenir dans l’honneur de votre souvenir, en vous faisant assurer par notre commun ami Mr Basnage l’avocat [1], de mes tres humbles services, et de la sensibilité* que j’ai pour la faveur que vous me faites de meler un compliment qui me concerne dans ce que vous lui ecrivez [2], mais aujourd’hui je veux m’acquitter de mon devoir par moi meme et sans procureur. L’obligation que je vous ai des loüanges qu’il vous a plu repandre sur moi beaucoup au dela de ce que je meritois, dans l’éloge de votre illustre ami Mr Petit [3], me feroit rompre le silence le plus obstiné, ainsi Monsieur vous serez importuné aujourd’hui d’une de mes lettres, où je vous suplie tres humblement d’etre persuadé qu’on ne peut pas s’estimer plus votre redevable* que je le fais pour cette marque qui m’est si glorieuse, de votre estime. Il n’y a point de lecon de modestie qui puisse tenir, quand on se voit loüé publiquement par une personne d’autant de merite que vous / Monsieur, et dans une piece si bien tournée que l’éloge que vous avez mis à la tete du dernier livre de Mr Petit et qui aprend egalement au public que vous etes • parfaitement honnete* homme et habile homme. Je ferai au plutot la lecture de ces traittes de Mr Petit, et je m’y serois deja attaché si Mr de Beauval avoit pu se passer de l’exemplaire qu’il a et qui est l’unique qui soit en cette ville, les libraires d’Utrecht n’en aiant pas encore envoié à leurs correspondans d’ici.

La Republ[ique] des lett[res] y est desormais devoluë en ce pais ci aux faiseurs de libelles, harangueurs et panegyristes sur les revolutions recentes de l’Europe [4] ; point d’autres livres à moins qu’ils ne nous viennent des pais etrangers. Vous etes plus sages en France car on s’y tient comme auparavant appliqué à des etudes plus durables, et d’une utilité plus etenduë, et je pense que les faiseurs de libelles ne s’y produisent pas la tete levée. Je voudrois bien savoir (et personne ne peut mieux satisfaire à ma curiosité que vous Monsieur) qui est l’auteur de l’ecrit qu’on a envoié par la poste de vos quartiers* intitulé Portrait veritable de Henry Guillaume de Nassau nouvel Absalon etc. [5] je l’ai trouvé incomparable en son genre (mettant à part le fond de la chose) pour le tour, le stile, et le feu. Mr Jurieu y a repondu [6]. Mais je suis surpris que dans ce portrait là / on ne paroisse pas mieux instruit sur l’auteur des Vindiciæ contra Tyrannos de Stephanus Junius Brutus [7]. On se contente de dire que Grotius attribuë ce livre à Du Plessis Mornay. Cependant il est conu maintenant à tout le monde que le veritable auteur est un homme de votre province, tres habile et ardent protestant, savoir Hubert Languet. Le s[ieu]r Colomiez dans ses Opuscules [8] paroit chancelant entre Languet et Du Plessis Mornai, quoi qu’il avouë que Mr Daillé lui avoit dit que c’etoit une production de Languet, et que Mr Legoux de Dijon [9] le lui avoit confirmé, ajoutant que Mr de La Mare le remarque dans l’éloge d’Hubert Languet [10]. Cela m’aprend que ce savant conseiller de Dijon, je parle de Mr de La Mare, a publié entre autres eloges des illustres Bourguignons, celui de Languet. Aprenez moi, je vous prie Monsieur, • depuis quel tems il a publié cet eloge, et s’il a publié ceux de tous les grands hommes sortis de votre province. J’ai une impatience extreme de voir publié l’ouvrage que Mr Baillet nous promet de pseudonymes [11], où il s’etendra sans doutte beaucoup sur Stephanus Junius Brutus, car il y a mille choses à raporter. Je vous demande la faveur sachant que vous le voiez souvent, de l’assurer de mes respects, et de lui demander pour moi la continuation de ses bonnes / graces [12]. Je suis avec toute l’estime imaginable Monsieur votre tres humble et tres obeissant serviteur
Bayle

A Monsieur/ Monsieur l’abbé Nicaise

Notes :

[1Henri Basnage de Beauval, rédacteur principal du périodique HOS.

[2Très peu de lettres de Basnage de Beauval de l’année 1689 ont survécu et aucune de Nicaise à Basnage de Beauval pour la période de la présente lettre. Voir H. Bots et L. van Lieshout, Contribution à la connaissance des réseaux d’information au début du XVIII e siècle. Henri Basnage de Beauval et sa correspondance à propos de l’« Histoire des ouvrages des savants » (1687-1709) (Amsterdam, Maarssen 1984).

[3Les remarques agréables de Nicaise à l’égard de Bayle furent insérées dans l’épître dédicatoire adressée à Graevius de l’ouvrage posthume de Pierre Petit, Elogium et tumulus eximii viri Petri Petiti, Doctoris Medici, ad clarissimum Graevium : sive Claudii Nicasii Epistola de obitu, etc. Petri Petiti Philosophi et Doctoris Medici de naturâ et moribus Anthropopagorum Dissertatio (Trajecti ad Rhenum 1688, 8°), qui fit l’objet d’un compte rendu dans le JS du 5 septembre 1689 et dont la publication fut suivie par celle d’une autre dissertation de Pierre Petit, Homeri Nepenthes sive De Helenæ medicamento, luctum, animique omnem ægritudinem abolente et aliis quibusdam eadem facultate præditis dissertatio (Trajecti ad Rhenum 1689, 8°). Basnage de Beauval donne le compte rendu de ces deux volumes dans l’ HOS, mai 1689, art. I ; voir aussi le JS du 27 juin 1689.

[4La prolifération des pamphlets et des « libelles diffamatoires » – surtout chez le « parti » protestant – est un thème capital dans la Lettre d’un nouveau converti (éd. G. Mori, p.116-117) et surtout dans l’ Avis aux réfugiés, où tout le « premier point » lui est consacré ( ibid., p.139-164). Bayle revient sur la question dans sa lettre suivante à Nicaise, datée, comme l’ Avis aux réfugiés, du 1 er janvier 1690 (Lettre 739). C’est qu’il juge les satires sous un angle moral, désigne les satiristes comme des « perturbateurs du repos public » et oppose « l’esprit de satire » à l’esprit du christianisme – comme l’indiquaient déjà des passages de ses premiers écrits ( Pensées diverses, ch. 170, et Nouvelles lettres critiques, VI, §5). De plus, l’un des « fragments » que Bayle devait publier dans son Projet et fragmens d’un dictionnaire critique de 1692 – projet lancé en 1690 – est constitué précisément par une « Digression sur les libelles diffamatoires » qui s’appuie sur les exemples cités dans l’ Avis aux réfugiés : voir éd. G. Mori, Introduction, p.39-41. Voir aussi le compte rendu du Projet donné par Basnage de Beauval dans l’ HOS, mars 1692, art. IV, où il signale tout particulièrement la « Digression sur les libelles diffamatoires » et la « Dissertation sur Junius Brutus » – deux traits qui rapprochent le Projet de l’ Avis aux réfugiés – et où il fait également allusion à la publication récente [par Bayle] de l’ouvrage Janua cœlorum reserata (à propos de l’article « Comenius ») et à la création à Rotterdam de l’Ecole Illustre (à propos de l’article « Erasme »).

[7Bayle s’intéressait à la question du pouvoir du souverain et de la résistance des peuples depuis de longues années ; il avait mentionné les Vindiciæ dans les NRL, septembre 1684, art. VI, et était revenu sur l’attribution de cet écrit lors de la préparation de sa Lettre ajoutée en appendice à la réédition par Almeloveen du traité De scriptis adespotis de Deckherr : voir Lettre 527, 529, 532, et 537, n.6. Un article fouillé figure sous le titre « Junius Brutus » dans le Projet et fragments d’un dictionnaire critique de 1692 et devait être joint en appendice, sous forme de « Dissertation », au DHC. Voir l’ Avis aux réfugiés, éd. G. Mori, Introduction, p.46-48, et les travaux critiques de L. Simonutti qui sont cités Lettre 537, n.6.

[8Paul Colomiès, Colomesii opuscula (Parisiis 1668, 12°).

[9Pierre Le Goux de La Berchère (1600-1653), fut premier président du parlement de Dijon de 1631 à 1637. A cause de l’opposition du parlement de Dijon à la politique de Richelieu et de Louis XIII, Le Goux perdit la faveur du prince de Condé, gouverneur de Bourgogne, et fut exilé. Paul Colomiès le mentionne dans ses Opuscula, p.130 ; voir E. de La Cuisine, Le Parlement de Bourgogne depuis son origine jusqu’à sa chute (Dijon 1864, 3 vol).

[11A. Baillet, Auteurs déguisez sous des noms étrangers, empruntez, supposez, feints à plaisir, chiffrez, renversez, ou changez d’une langue en une autre (Paris 1690, 12°). Bayle s’impatiente de lire ce que Baillet va lui apporter sur l’attribution des Vindiciæ contra tyrannos : mais il sera déçu sur ce point. Dans son Projet et fragmens d’un dictionnaire critique, l’article « Brutus (Etienne Junius) » se fonde essentiellement sur les travaux déjà cités de Deckherr, de Placcius, de Colomiès et de Voëtius. Il ne fait qu’une allusion à l’ouvrage de Baillet dans la remarque D à propos de l’ Anti-Valérien.

[12Bayle entretenait de bonnes relations avec Adrien Baillet malgré l’hostilité de Ménage à l’égard du bibliothécaire des Lamoignon : voir Lettre 621.

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