Lettre 736 : Pierre Bayle à Gilles Ménage

[Rotterdam, le 21 novembre 1689]

Monsieur,

Je ne manquerai pas de revoir avec le plus grand plaisir du monde des epreuves des Mescolanze [1] ; et j’ai déjà averti M. Leers de tout ce qui le concernoit dans votre derniere lettre [2]. Il m’a dit qu’ayant tantôt achevé le Dictionnaire de Furetière [3], il commenceroit bientôt à faire travailler pour vous Monsieur. Monsieur de Beauval (vous entendez par là Monsieur Basnage l’avocat) m’a dit qu’à son retour d’Amsterdam il y a six semaines plus ou moins il y avoit 25 feuilles de tirées du Diogene Laerce [4] ; et que la cherté du papier causée par la guerre étoit cause que les presses alloient lentement sur la suitte. Je suis fâché que le sieur Foulque, libraire de La Haye, vous ait trompé aussi inexcusablement qu’il a fait [5]. C’est une chose certaine et peut etre rejaillissante au déshonneur des Muses et des scavans, que de tous ceux qui se melent de marchandise, il n’y en a point de plus decriés pour la mauvaise foi que les libraires. Je suis bien aise que Monsieur l’évêque d’Avranches imprime quelque chose sur l’accord de la foi et de la raison [6] ; on a reimprimé en ce pays sa Censure de Monsieur Descartes [7], laquelle j’ai leuë depuis peu avec beaucoup de satisfaction. Un de nos critiques nommé Binaeus qui avoit écrit autrefois De calceis Hebræorum vient de publier quelque chose sur la circoncision de Notre-Seigneur [8]. Je voudrois bien Monsieur que vous m’eussiez annoncé la prochaine publication de vos Femmes philosophes [9], car j’attens avec la derniere impatience cet ouvrage là aussi bien que les autres de vos dissertations que vous avez eu la bonté de m’aprendre etre sous la presse [10]. Le Louis XI et XII de Monsieur Varillas semblent le remettre ici dans l’esprit du monde [11], car il donne raison, dans les prefaces, de plusieurs choses qui le rendoient suspect. Il faut que cet homme là ait été laborieux pour compiler tant de vies ; on m’a dit qu’il est Poictevin.

Messieurs Basnage vous font mille assurances de respect. Je suis Monsieur avec tout le respect imaginable votre serviteur
Bayle

Parce que j’ai de continuels sujets de me plaindre de la curiosité d’un des garçons de la poste d’icy, et surtout pour les lettres que je reçois depuis la guerre, je vous supplie Monsieur que quand vous m’honorerez de vos ordres vous envoiiez votre lettre chez Monsieur Denys Thierry, libraire de la ruë St-Jacques [12], qui me l’enverra dans son paquet pour Monsieur Leers.

Ce 21 nov[embre 16]89.

 

Monsieur / Monsieur l’Abbé Mesnage / au cloître Notre-Dame, à Paris

Notes :

[1Bayle s’était plaint de ne pas trouver d’exemplaire de cet ouvrage de Ménage, et celui-ci l’avait chargé (dans une lettre perdue) d’en faire faire une nouvelle édition par Reinier Leers à Rotterdam : voir Lettres 726 et 727.

[2Aucune des lettres de Ménage à Bayle ne nous est parvenue.

[3Nous apprenons ici que Reinier Leers participa à l’impression de la première édition du Dictionnaire universel de Furetière, qui parut sous l’adresse de La Haye (1690, folio, 3 vol.) : il y collabora sans doute avec son frère Arnout, établi à La Haye.

[5L’imprimeur Etienne Foulque (?-1711) s’établit à La Haye en 1687 ou 1688. Ménage l’employa pour la deuxième édition de son Anti-Baillet (La Haye 1690, 12°, 2 vol.), mais découvrit trop tard que Foulque avait remplacé sa liste d’errata par une liste très réduite et lacunaire. Voir E.F. Kossmann, De boekhandel te ’s-Gravenhage tot het eind van de 18de eeuw (’s-Gravenhage 1937), p.126-127 ; R.G. Maber, Publishing in the Republic of Letters, 1679-1692. The Ménage-Grævius-Wetstein correspondence (Amsterdam 2005), p.113-116.

[6Pierre-Daniel Huet, Alnetanæ quæstiones de concordia rationis et fidei (Caen 1690, 4°) : voir le compte rendu dans le JS du 4 et du 11 septembre 1690. L’ouvrage suscita l’indignation d’ Antoine Arnauld : voir sa lettre à Denis Dodart du 1 er novembre 1691, Œuvres (Paris, Lausanne 1775-1783, 4°, 43 vol.), lettre 833. Sur cet ouvrage et sur la position de Huet à l’égard du cartésianisme, voir C. Bartholmess, Huet, évêque d’Avranches, ou le scepticisme théologique (Paris 1850) ; A. McKenna, De Pascal à Voltaire, p.316-327 ; E. Rapetti, Pierre-Daniel Huet : erudizione, filosofia, apologetica (Milano 1999) ; sur son statut dans la République des Lettres, voir A.G. Shelford, Transforming the Republic of Letters : Pierre-Daniel Huet and European intellectual life, 1650-1720 (Rochester, N.Y. 2007). En 1727, Pierre-Nicolas Desmolets devait publier une Introduction qui permet de lier les Alnetanæ quæstiones au Traité philosophique de la faiblesse de l’esprit humain (Amsterdam 1723, 12°) : voir sa Continuation des mémoires de littérature (Paris 1726-1731, 8°, 11 vol.), ii, art. 1.

[7Huet, Censura philosophiæ cartesianæ (Parisiis 1689, 12°) ; la nouvelle édition est sans doute celle imprimée par Casparus Cotius (Kampen [Campis, Overijssel] 1690, 4°), dont il existe un reprint (Hildesheim 1971) ; une autre édition porte cette même date, imprimée par G.W. Hammius, avec une préface de Marcus Meibomius (Helmestadii 1690, 4°). Voir le compte rendu dans le JS des 6, 13 et 20 juin 1689.

[10Ménage, Dissertation sur les sonnets pour la Belle Matineuse, à M. Conrart (Paris 1687, 12°) ; une deuxième édition venait de sortir (Paris 1689, 12°).

[11Antoine Varillas, Histoire de Louis XI (Paris 1689, 4°, 2 vol. ; La Haye 1689, 12°, 2 vol.) ; La minorité de saint Louis, avec l’histoire de Louis XI et de Henri II (La Haye 1685, 12° ; 2 e éd. La Haye 1687, 12°) ; Histoire de Louis XII (Paris, 1688, 4°, 3 vol. ; La Haye 1688, 12°, 3 vol.).

[12Denis Thierry, l’imprimeur-libraire parisien de la rue Saint-Jacques : voir Lettre 389, n.1.

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