Lettre 737 : Pierre Bayle à Gilbert Burnet

[Rotterdam, le 1 er janvier 1690]

Mylord,

On est si persuadé que la Providence divine s’est servie de vous comme d’un des plus puissans instrumens de la liberté publique, et de la conservation de la religion protestante [1], que ceux qui ont eu l’honneur d’être connus de vous en prennent plus librement la hardiesse de vous importuner, se persuadant, Mylord, que votre zele, votre charité, et tant d’autres vertus que l’on admire en votre personne, vous portent à être le bienfaiteur des particuliers, pour répondre plus parfaitement aux veuës de la Providence divine qui vous a fait servir à son œuvre d’une façon éclatante à la veuë de toute l’Europe. Je prie Dieu, Mylord, dans ce renouvellement d’année, qu’il vous la donne bonne et heureuse, avec plusieurs* autres, et je vous supplie tres humblement de croire que de tous ceux qui se donneront l’honneur aujourd’hui de vous rendre leurs hommages, il n’y en aura point qui fassent des veux plus sinceres ni plus ardens que moi pour la prosperité d’un prélat que Dieu a rempli d’autant de qualités éminentes et utiles à son Eglise que celui à qui j’ay l’honneur d’écrire aujourd’huy.

Je finirois là, Mylord, si l’intérêt d’un ami en faveur duquel je me souviens d’avoir pris la liberté de vous écrire à La Haye, et même en Angleterre, et cela avec un tel succès que vous parutes plein de bonté pour lui [2], ne m’obligeoit à vous suplier tres humblement de vouloir l’honorer de vos bons offices. Il s’appelle Monsieur Bayze, et est présentement en Irlande en qualité de lieutenant d’infanterie dans le régiment de La Melonnière, ayant servi depuis l’embarquement de Son Altesse Monseigneur le prince d’Orange aujourd’hui le roy de la Grande Bretagne, avec les autres officiers refugiés qui se trouvèrent ici [3], jusqu’à cette heure. Sa femme et ses enfans, échappés à grand’peine du royaume, et arrivés en lieu de seurté, se préparent à l’aller joindre, mais il ne se voit pas en état de les faire subsister avec ses appointements. Il voudroit donc, si cela se pouvoit, comme il seroit ce semble facile si Mylord s’y vouloit emploier, obtenir quelque autre chose en Angleterre, ou sur mer, ou dans les fermes. Il a appris l’anglois et s’y perfectionne tous les jours, et outre sa vertu, et sa probité, il a donné plusieurs marques de sage conduitte et d’ addresses*, en diverses occasions, ayant même été choisi pour aller en Suisse faire levée de soldats réfugiés [4] dont il s’est dignement acquitté. J’espere, Mylord, que vous ne trouverez pas mauvais que pour témoigner à un ami tel que celui-là, de plus mon allié, ce que je lui dois, je prenne la liberté de recourir à vos généreux offices ; et ma liberté en tout cas est d’autant plus pardonnable, que je sais qu’entre tant de qualités des grands hommes qui brillent en vous, vous avez surtout l’inclination à bien faire, et à emploier votre crédit au soulagement des malheureux fidèles. Je conserverai toute ma vie le souvenir de cette obligation, comme si je l’avois reçuë en ma propre personne, et serai toujours avec une admiration et un respect extraordinaire, Mylord, votre très humble et très obéissant serviteur
Bayle

A Rotterdam, le 1 janvier 1690

Notes :

[1Sur Gilbert Burnet, son rôle comme conseiller auprès de Guillaume III et sa nomination comme évêque de Salisbury à la faveur de la Glorieuse Révolution, voir Lettre 710, n.8. Bayle avait certainement connu Gilbert Burnet à Rotterdam dans l’entourage de Benjamin Furly : voir Lettre 617, n.4. Sa salutation n’est rien moins que sincère : la date de cette lettre est celle-là même que porte l’ Avis aux réfugiés, où il dénonce la doctrine politique des protestants et l’entreprise de la Glorieuse Révolution en particulier.

[2Bayle a déjà fait allusion à sa recommandation auprès de Burnet de Jean de Bayze, réfugié en Angleterre après son passage à Rotterdam et à Genève : voir Lettre 722, n.5. Ces lettres sont perdues.

[3Sur Jean de Bayze, voir Lettre 722, n.1 ; sur le débarquement de la flotte de Guillaume III à Torbay dans le Devon le 5/15 novembre 1689, voir Lettre 720, n.2. Isaac de Monceau, sieur de La Mélonière, nommé colonel par Guillaume d’Orange, s’illustra au siège de Carrick Fergus et à la bataille de la Boyne : voir C. Weiss, Histoire des réfugiés protestants de France depuis la Révocation jusqu’à nos jours (Paris 1853, 2 vol.), i.303.

[4Cette précision confirme la raison que Bayle donnait à Constant de la tournée de Jean de Bayze en Suisse au printemps précédent : voir Lettres 728, n.3, et 735, n.1.

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