Lettre 741 : Pierre Bayle à Jean Rou

A Rotterdam, le [... février [1]] 1690

Vous m’avez fait un très-insigne plaisir, mon très-cher Monsieur, de m’avoir communiqué le Dialogue de vos Criton et Eugéne [2]. Leur entretien m’a fort plu ; et je souhaite de toute mon ame qu’il plaise autant aux grands objets que vous avez en vuë. • Je puis vous dire avec sincerité, et comme notre ancienne amitié et le droit que vous voulez bien m’accorder par votre lettre me le permettent ; que je trouve la piece admirable. Je voudrais seulement, que puis qu’on pourra la montrer à la reine [3], il y fût plutôt parlé d’elle ; qu’il y eût quasi après les prémieres lignes quelque trait vif et singulier qui se rap[p]ortât à l’éloge de ses vertus extraordinaires ; et que sortant de là, pour débiter ce que vous faites dire à vos deux interlocuteurs, on y revînt justement au tems que vous commencez d’en parler. Mais je voudrois m’y arrêter un peu plus ; faisant toûjours semblant, comme vous faites si bien, de n’avoir pas envie d’entamer un si grand sujet.

Je ne vous critique point les quatres rimes masculines du quatrain par où vous finissez ; car on voit bien que vous voulez plutôt rimer là avec pleine liberté, que selon le sérieux des nouvelles régles [4]. Nos meilleurs poëtes, comme La Fontaine et Madame Des-Houlières, font souvent des vers libres selon la méthode des Anciens ; et personne n’y trouve à redire.

Mille et mille graces de l’honneur que vous me faites de me consulter. Votre amitié vous fait avoir meilleure opinion de moi que je ne merite quant aux lumieres : mais quant à la cordialité et au zêle pour votre service, vous ne pourriez jamais, mon cher Monsieur, aller par vos idées au delà du vrai. •

Notes :

[1Les éditions antérieures à celle de Waddington datent cette lettre de « 1690 ». Waddington ajoute, d’après les Mémoires de Rou, « février 1690 », date que nous retenons comme plausible, puisqu’il s’agit d’une réponse à la Lettre 740.

[2Rou avait soumis à Bayle une pièce composée à l’éloge de Marie Stuart, épouse de Guillaume III, désormais reine d’Angleterre. La composition de Rou figure, sous le titre Dialogue d’Ariston et d’Eugène, dans ses Mémoires, éd. Waddington, ii.283-290. Rou y explique qu’il avait également consulté Gousset sur son « griffonnage » et qu’il résistait à ses remarques critiques.

[4On pourrait penser à une simple formule de politesse : comme il tient à l’amitié de Jean Rou, Bayle, voulant dire que les vers sont mauvais, affirme plutôt qu’ils ne sont pas conformes aux « nouvelles règles ». Mais il se peut aussi qu’il songe à l’ambition d’un théoricien tel que le jésuite Michel Mourgues (1650-1713), enseignant de rhétorique et de mathématiques à l’université de Toulouse, auteur du Traité de la poésie françoise (Toulouse 1684, 1697, 12°), qu’il avait cité dans les NRL, mai 1685, cat. viii. Sur cet ouvrage de Mourgues, voir B. Beugnot, « Apollon ou Orphée : la poétique déchirée », Etudes littéraires, 22 (1990), p.35-44 ; J.-L. Aroui, « Rime et richesse des rimes en versification française classique », in M. Murat et J. Dangel (éd.), Poétique de la rime (Paris 2005), p.179-218 ; G. Peureux, La Fabrique du vers (Paris 2009).

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