Lettre 743 : Pierre Bayle à Jean Rou

• [Rotterdam, mars 1690 [1]]

C’est me traitter avec des cérémonies, mon très cher Monsieur, qui pourroient passer pour des défiances de mon goût, que de me faire des excuses de la revision de vôtre charmant Dialogue [2]. L’importunité ne seroit pas à craindre à la dixième lecture, selon la maxime decies repetita placebunt [3], quand ce ne seroit que la même chose ; à plus forte raison ne l’est elle pas lors qu’il s’agit de revoir une seconde fois une bonne piéce refondüe, et très diferente du premier état. J’ay été, je vous le proteste, encore plus charmé de cette nouvelle forme que de la premiere ; et c’est une marque que vous avez sû retoucher par tout comme il le faloit ; car autrement ceux qui ajoutent à une premiere production, et qui retiennent des morceaux entiers de la premiere courent risque de faire un ouvrage plus beau, à la verité, à ne le considerer qu’en ses parties, mais mal entendu, et mal assorti quand on le considére en son tout ; parce qu’on n’attrape pas aussi aisément la convenance qui doit étre / entre les parties qui avoient déja été ajustées avec d’autres, et de nouveaux morceaux, que celle qui doit étre entre des parties formées en même tems.

Je vous donne à examiner un scrupule qui m’est d’abord venu sur ce vers :

Il en auroit jusqu’à demain.
Il me semble que cela ne donne pas une assez grande idée, et que le lecteur étant plus frappé du petit espace de tems qui n’est que du soir au matin, qu’il ne l’est de ce qu’au fond cet espace est plus que suffisant pour parcourir un nombre innombrable de vertus, ne trouvera pas l’éloge représenté par des traits assez relevés. D’autre côté ce seroit tomber dans le froid et le cacozèle (pour me servir de ce terme des anciens rhéteurs [4]) que de vouloir métamorphoser demain en un siecle ; ainsi il faudroit peut être mieux prendre la chose ainsi ; qu’ en vain on voudroit donner aux vertus de la reine les éloges qui leur sont dûs, puis que pour conter seulement ses excellentes qualités on en auroit jusqu’à demain. L’opposition est plus sensible entre conter, et donner les justes éloges, qu’entre éplucher et parcourir ; et de plus un chicaneur vous diroit fort bien, que s’il ne / tient qu’à étre occupé du soir au matin, ce ne seroit pas en vain qu’on entreprendroit un ouvrage, n’y ayant rien de plus aisé que de s’engager à un travail aussy court que celuy-là. J’avouë néanmoins que comme il faut plus de tems pour éplucher que pour parcourir, on repondroit pour vous, s’il le falloit, pertinemment à ce chicaneur. •

Un peu plus haut que ce vers, vous avez oublié un je ; car, mais demeuray, n’est pas si bon que, mais je demeuray. Un peu plus haut encore, m’en étant réveillé, fait une équivoque. Vôtre sens est que la surprise vous éveilla, mais par la construction il semble que ce réveil signifie que vous sortites de cette surprise, et non pas que cette surprise vous chassa le dormir.

Je ne vous marquerois pas ces petites bagatelles, si je ne voulois vous convaincre entièrement que l’approbation que je donne à tout le reste est avec une sincérité tout à fait sans flatterie.

Au reste, je ne saurois ne me point facher de ce que vous affranchissez vos lettres [5]. Je vous supplie de n’en user pas ainsi à l’égard de votre etc.

Notes :

[1Le mois a été rétabli d’après les Mémoires de Rou conservés à la Bibliothèque de Leyde.

[2Après le commentaire de Bayle (Lettre 741) sur son Dialogue de Criton et d’Eugène, composé à l’éloge de la reine d’Angleterre, Rou lui a renvoyé la pièce corrigée : cette dernière lettre de Rou est perdue. Sur le titre de ce Dialogue, voir Lettre 741, note critique 1.

[3« [même] après avoir été répétés dix fois, ils plairont » : Horace, Ars poetica, 365 ; chez Horace, le verbe est au singulier.

[4Charles Nodier, Examen critique des dictionnaires (Paris 1829) donne pour ce terme : « zèle indiscret ».

[5A cette époque, c’était normalement le destinataire qui règlait les frais de port d’une lettre.

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