Lettre 748 : Pierre Bayle à Claude Nicaise

A Rotterdam ce 6 juillet 1690

Je vous suis infiniment obligé, Monsieur, de la continuation de vos bontez et liberalitez ; j’ai receu l’exemplaire de votre dissertation [1] dont vous m’avez honoré, et j’en ai toute la reconnoissance possible. Je l’ai leuë avec un singulier plaisir, et y ai apris bien des choses que je ne savois pas. Continuez Monsieur, à enrichir ainsi de vos savantes productions la Republique des Lettres, et en particulier cette partie de la literature qu’un adversaire de Mr Spon a nommée l’ antiquariat [2]. Je ne sai si la dissertation de Mr Toinard sur 2 medailles de Trajan et de Caracalla [3] que j’ai receuës dans le meme paquet de Mr de Beauval où etoit votre dissertation sur le monument de Guienne, est encore un de vos presens, ou de l’auteur meme, mais en tout cas sans prejudice des remercimens tres-humbles que je dois peut etre à l’auteur, je vous en dois à vous Monsieur de la peine que vous avez prise d’en faire l’adresse, et je vous les fais ici s’il vous plait. Je voudrois / pour l’honneur de l’ancienne Gaule que le fameux orateur Fronto fust Aquitain comme il semble que vous l’insinuez [4]. J’ai cherché partout où j’ai pu, mais je n’ai pu rien decouvrir qui me prouvast, ou qui m’indiquast cette origine du savant eloquent precepteur de Marc Aurele, et il me semble que celui de Mr Pithou qui a fait une excellente preface sur Quintilien [5] où il parle de tous les orateurs que la Gaule avoit donnez à Rome, n’y met pas ce Fronto. Il est vrai que je n’ai pas trouvé que Fronto fust né ailleurs, c’est à dire que les livres que j’ai consultez ne m’ont rien apris sur la patrie de ce grand homme, mais à l’egard d’ Aulugelle [6] je croi Monsieur, qu’on vous aura deja averti, qu’il est certain qu’il n’etoit pas Gaulois comme vous le dites. C’est Phavorin [7] son precepteur ou son professeur pour mieux dire, dont il parle tres souvent qui l’etoit, etant né à Arles si je m’en souviens bien.

Au reste je ne doute pas que vous n’aiez fait connoissance par lettres du moins avec Mr Collet, puis que c’est vous ce me semble / Monsieur, qui avez envoié à Mr de Beauval son Traitté des usures [8] presque au meme tems que Mr de Beauval l’a recu dans la caisse qu’il a fait venir de Paris par la voie des Pays Bas ; j’ai recu par la voie de Francfort un paquet où j’ai trouvé une lettre de Mr Collet en date du 28 septembre 1688 et un exemplaire de son Traitté des excommunications [9], et de celui des usures. Il me parle dans sa lettre de certains sorciers qui avoient eté decouverts à Dijon, qui avoient fait une association pour corriger les pecheurs meme par force, en ajoutant diverses autres particularitez presque aussi surprenantes que celle de voir des gens de ce caractere s’associer pour faire la guerre au vice coactivement.

Agreez Monsieur que je vous adresse l’incluse [10] pour lui, et que je vous assure qu’on ne peut pas etre avec plus de respect que je le suis votre tres humble et tres obeissant serviteur
Bayle

Nous avons ici un livre nouveau qui ne fait pas grand bruit, c’est une Critique des prejugez de Mr Jurieu [11] in 4°.

 

A Monsieur/Monsieur l’abbé Nicaise/ A Paris

Notes :

[2Jacob Spon publia un grand nombre d’ouvrages et eut beaucoup d’ennemis, ou du moins de critiques : il pourrait s’agir ici de Georges Guillet de Saint-Georges, dit La Guilletière : voir Lettre 160, n.123, ou bien de l’auteur anonyme des Lettres à M. N***, l’une sur un livre qui a pour titre « Considérations sur les affaires de l’Eglise », et l’autre touchant les remarques d’un auteur anonyme sur la lettre de M. Spon au R.P. de La Chaise (Cologne 1683, 12°), qui répondait à l’ouvrage de Spon, Lettre de J.S. au Père de La Chaise sur l’antiquité de la véritable religion (Lausanne 1681, 12°) ; cet ouvrage s’attira une réponse également de la part de Jacques Liotier, La Malice de MM de la religion découverte et la mauvaise application qu’ils font de l’Ecriture Sainte, avec une réponse à la lettre de M. Spon (Lyon 1684, 12°). Par ailleurs, Spon avait publié des Recherches curieuses d’antiquités, contenues en plusieurs dissertations (Lyon 1683, 4°), qui ont pu attirer d’autres critiques.

[3Nicolas Thoynard (ou Toinard) (1629-1706) fut un des grands savants antiquaires du XVII e siècle, fréquemment consulté par les érudits, quoiqu’il eût lui-même publié peu d’ouvrages. On connaît de lui deux dissertations latines sur des médailles anciennes et de courtes notes sur Lactance, In Lactantium de mortibus perscutorum notæ (Paris 1690, 12°), dédiées à son ami Guillaume Prousteau, professeur en droit à Orléans. Thoynard fut par ailleurs proche de Port-Royal et joua un rôle dans les controverses autour du Nouveau Testament de Mons : voir Dictionnaire de Port-Royal, s.v. Il s’agit ici de sa dissertation Trajani et Caracallæ Alexandrina duo numismata, cum interpretatione (Parisiis 1689, 4°), dont un compte rendu parut dans le JS du 2 janvier 1690.

[4Marcus Cornelius Fronto (dit Fronton), précepteur de Marc Aurèle : voir M.A. Levi, Ricerche su Frontone (Roma 1994) ; P. Quignard, Rhétorique spéculative (Paris 1995). M.A. Levi s’attache à justifier pourquoi un avocat de langue latine a été choisi par Hadrien en 137 et par Antonin en 149 comme précepteur des princes dans une cour où l’hellénisme triomphait et à montrer combien le latin, chez Fronton, se veut d’abord expression et amour d’une civilisation, au détriment de toute autre considération. Ce choix se justifie par un renouvellement culturel voulu par Hadrien, qui visait au retour d’une éloquence exclusivement latine, en rupture avec le modèle cicéronien, jugé trop tributaire de la Grèce.

[6L’observation est exacte. Il y a des indications incertaines qu’ Aulu-Gelle, né vers 125-128, fut originaire d’une colonia en Afrique, mais il devait passer le plus clair de sa vie à Rome.

[7Favorinus, vers 85-155, sophiste, philosophe et homme de lettres, écrivait en grec et fut précepteur de plusieurs érudits marquants, y compris d’Aulu-Gelle, qui le mentionne souvent dans son ouvrage de mélanges intitulé Nuits attiques.

[8Philibert Collet (1643-1718), avocat au parlement de Bourgogne, Traité des usures, ou explication des prêts et des intérêts par les lois qui ont été faites en tous les siècles (s.l. 1690, 8°). Basnage de Beauval consacre régulièrement une rubrique de l’ HOS aux livres sur l’usure et sur le commerce, et annonce, sous forme de lettre de « Cosset », la parution de cet ouvrage dans son journal au mois de mai 1689, art. XVI.

[9Cette lettre de Philibert Collet est perdue. Bayle ne semble guère avoir prêté attention à son ouvrage : Traité des excommunications (Dijon 1683, 12°), mais il y fait allusion, d’après les Acta eruditorum, dans son compte rendu de Louis Ellies du Pin, De antiqua ecclesiæ disciplina dissertationes historicæ (Parisiis 1686, 4°) dans les NRL, décembre 1686, art. I : « Les journalistes de Leipsic ont fait mention d’un ouvrage qui n’a presque point paru, et qui traite des excommunications. Il fut imprimé à Dijon en l’année 1683 in-12° au dépens de M. PHBTC qui l’a composé. Ces M rs en donnent une idée avantageuse dans leur mois de janvier 1684. »

[10Cette lettre de Bayle à Philibert Collet est également perdue.

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