Lettre 749 : Pierre Bayle à David Constant de Rebecque

A Rotterdam le 26/16 de juillet 1690

Voici mon tres cher Monsieur, la premiere occasion que je trouve de vous ecrire depuis que je manquai celle de Mr Arthaud frere de Mad le Falque [1], qui me rendit votre derniere le mois de septembre dernier [2]. Je vous ai deja marqué qu’il y a peu de gens qui aillent d’ici en Suisse [3], du moins j’en suis tres peu averti quoi que je m’en informe soigneusement. C’est la raison que j’ai attendu en vain plus de 10 mois une voie d’ami pour vous renouveller les assurances de ma sincere amitié, et de mon estime singuliere pour vous. J’en trouve aujourdhui une à mon souhait, et je m’en sers avec la plus grande joie du monde, et d’autant plus que non seulement je puis charger Messieurs Le Gendre  [4] (ils vont aprendre à monter à cheval à Geneve) d’un billet, mais aussi de quelques imprimez que nous avons depuis peu. Je vous en parlerai cy-dessous.

Il faut qu’avant toutes choses je vous temoigne mon deplaisir de n’avoir pas conu Mr Arthaud pour ce qu’il etoit. C’est que je ne voulus pas user de la familiarité • d’ouvrir en sa presence la lettre qu’il me donna de votre part : je la mis dans ma poche toute cachetée, je l’entretins le mieux qu’il me fut possible, sur tout de vous, et de toute votre famille ; puis nous passames aux affaires d’Etat, et à la conduite de M rs les cantons, au siege de Maience [5] qui tendoit alors à sa fin ; du tems se passa, il ne me dit point qui il etoit, se contentant de me dire en general qu’il passoit en Angleterre pour des emplettes ; je lui trouvai bien du bon sens, je lui fis offre de service en tout ce qui depend[r]oit de moi, et avant que de nous separer il fut convenu que je tiendrois ma reponse / prete, parce qu’il feroit le moins de sejour qu’il pourroit en Angleterre, et que ne sachant pas s’il pourroit me venir voir à son retour, j’enverrois ma reponse à son logis ici pour plus grande seurté. Dés qu’il fut parti, j’ouvris • votre lettre, et aprenant qu’il etoit frere de M le Falque, je me sentis doublement animé à l’aller voir ; je fus à son cabaret ; je trouvai qu’il etoit sorti et puis qu’il etoit allé à La Haye et enfin en Angleterre. Je fis promettre à l’hotesse, que dés qu’il seroit retourné elle m’en feroit avertir, mais c’est ce qu’elle n’a pas fait, et je n’ai pu decouvrir depuis rien de lui. Ainsi un assez gros paquet que j’avois tout pret pour vous, contenant diverses pieces de poesie et de prose • toutes fraiches, et qui presentement n’auroient plus la grace de la nouveauté, est demeuré entre mes mains. Je vous fais ce detail pour me justifier dans votre esprit de tout ce que vous aurez pu soupconner en ne recevant point de mes nouvelles par le retour du frere de la bonne demoiselle Falque. Madame la baronne de Frise [6] a passé par ici en allant et revenant d’Angleterre, où est Mr son epoux mais non pas la susdite demoiselle [7].

J’entre tout à fait dans vos raisons au sujet de la Lettre au bourgmestre de Soleurre, de laquelle vous avez tres-bien deviné l’auteur [8]. Les gens du meilleur gout ici ont trouvé mauvais qu’il ne se soit point borné aux ecrits de sa profession, et qu’il se soit tant melé de • repandre de petits ecrits de politique, qui sans le secours de l’animosité immoderée contre la France, passeport asseuré presentement pour toute sorte de livres bons ou mauvais d’ailleurs, auroient eu tres peu d’approbateurs [9].

L’auteur du Traitté du pouvoir absolu et du sermon sur les petits prophetes, a fait le plongeon devant Mr Jurieu [10], et au lieu qu’on s’imaginoit ici qu’il lui repartiroit fierement*, il lui a ecrit cent sortes de soumissions et de satisfactions flateuses, à ce qu’on en a debité chez Mr J[urieu] meme. Pour moi je n’ai pas lu / l’original.

Je veux vous faire juger d’une contestation qui survint l’autre jour en ma presence au sujet d’une nouvelle de nos gazettes, et avant cela ecrîte par divers particuliers de Flandres [11]. Cette nouvelle porte qu’un capitaine suisse au service de la France, s’etoit retiré avec sa compagnie dans l’armée hollandoise et avec 500 prisonniers que le duc de Luxembourg lui avoit donné en garde de ceux qu’on avoit faits à la bataille de Fleru le 1 er du courant. Il y en eut qui exalterent extremement l’action de ce capitaine ; d’autres soutinrent qu’elle etoit indigne non seulement d’un Suisse nation de tout tems celebre pour la fidelité, mais aussi d’un Carthaginois ( punica fides) [12] et que si ce capitaine ne croioit pas en conscience pouvoir servir un prince dont les interets etoient contraires à ceux de la Religion, il n’avoit qu’à se retirer en Hollande • pour sa personne mais que livrant aux ennemis du prince qu’il servoit 500 prisonniers commis à sa garde, c’etoit la meme trahison que s’il avoit ouvert les portes d’une forteresse qu’on lui auroit confiée. Je dis sur cela que je conoissois assez la delicatesse des Suisses sur le solide point d’honneur pour ne douter pas qu’ils ne desavoüassent hautement l’action de ce capitaine.

Faites moi savoir si j’ai bien conjecturé, et aprenez moi si le Joannes Serranus qui a traduit à Lausanne Platon, y etant je croi professeur, est le meme que l’historien de Serres [13]. Je n’ai aucun livre qui m’ait pu eclaircir cela ; vous avez peut etre quelque liste des professeurs de Lausanne ou imprimée ou manuscritte qui contient leur vie et leur eloge en abregé, comme les Athenæ batavæ de Meursius [14].

Je viens aux imprimez cy joints. On ne conoit pas l’auteur de l’ Avis sur le Tableau du socinianisme ; on • / soupconne fort un ministre refugié, autrefois un peu suspec[t] de [p]ajonisme ou d’erreurs aprochantes [15]. Plusieurs personnes avoient souhaitté, et taché d’obtenir que Mr Jurieu n’imprimast rien en francois sur le socinianisme de peur que les ecrits des sociniens et des demi-sociniens qu’il provoqueroit ne missent ces disputes entre les mains de tout le monde. Mais on n’a rien pu obtenir de lui. Ce qu’on a craint est arrivé, car outre l’auteur inconu qui a pris le parti des sociniens sans avoüer qu’il le soit, il y en a un autre qui a ecrit en faveur de la tolerance nommement contre Mr Jurieu, et qui a mis son nom en tete du livre. C’est un ministre refugié nommé Mr Hüet [16]. Il a • declaré rondement qu’il ne parloit que de la tolerance politique, laissant les sociniens pour ce qu’ils sont, et • se gardant bien de se donner la peine de voir si on outre ou non leurs sentimens. Cette declaration m’a bien plu, car autrement on donne lieu de penser aux gens que ceux qui ecrivent pour la tolerance, ne jugent pas que les erreurs pour lesquelles ils la demandent soient grieves, pensée qui peut convenir aux partisans de la tolerance ecclesiastique, mais non de la tolerance politique, qui n’est que l’exemption des loix penales.

Adieu mon cher Monsieur Vive diu, vive fælix et meï memor [17] ; je fais les memes vœux pour votre tres chere epouse, que j’aime et honnore de tout mon cœur, et fais mille vœux pour la prosperité de toute votre famille. Tout à vous
Bayle

M rs Basnage vous font mille baisemains ; j’entens le ministre d’ici [18] Mr son frere auteur du journal [19], qui reside à La Haye depuis le mois de mai, et Mr de Flotomanville ministre à Zutphen qui fait imprimer une criti[q]ue de Baronius commencant où Casaubon a fini [20].

Notes :

[1Bayle avait appris la mort de M lle Falque en 1679 ; elle avait été gouvernante des enfants Dohna du temps où il était leur précepteur : voir Lettre 171, n.19. Nous rencontrons ici pour la première fois son frère, Arthaud. On ne s’explique pas la disparité des noms, puisque Bayle nous a appris également que M lle Falque ne s’était jamais mariée : voir Lettre 716, n.11.

[2Cette lettre de Constant à Bayle, portée à Rotterdam par M. Arthaud, frère de M lle Falque, ne nous est pas parvenue. La dernière lettre connue de Constant à Bayle date du 18 janvier 1689 (Lettre 721), et la dernière de Bayle à Constant, du 8 mai 1689 (Lettre 728).

[3Voir la lettre de Bayle à Constant du 8 mai 1689 (Lettre 728), où il déclarait déjà : « Comme il y a beaucoup plus de refugiez qui viennent de Suisse icy, qu’il n’y en a qui aillent d’icy chez vous, il n’est pas etrange que j’aye eté si long tems à rencontrer une commodité favorable pour vous faire reponse... ».

[4Sur Guillaume et Thomas Le Gendre, dont Joseph Bayle aurait pu être le précepteur et qui avaient fait une requête aux échevins de Rotterdam en 1686, à l’âge de quinze et quatorze ans, voir Lettre 173, n.1. D’après Stelling-Michaud, les fils du pasteur Philippe Le Gendre ne se sont pas inscrits à l’Académie de Genève.

[5Jacques-Henri Durfort, sous le commandement du marquis d’Huxelles, défendit la ville de Mayence en 1689 contre les troupes impériales, conduites par le duc de Lorraine avec les électeurs de Bavière et de Saxe ; après un siège très meurtrier de quatre mois, la ville se rendit le 10 septembre. Voir Siège de Mayence en l’année 1689. Relation de tout ce qui s’est passé pendant le siège de Mayence en 1689, et de ce qui l’a précédé immédiatement (Paris 1756, 12°), et le Mercure galant, novembre 1689, p.77-265 : « Journal du siège de Mayence ». Voir dans la Gazette les nouvelles de Bade du 13 juillet 1690 : « Les cantons sont résolus à se maintenir dans une parfaite neutralité malgré les propositions faites par la maison d’Autriche [...] Le comte de Govon a demandé la permission de faire une levée de trois mille hommes dans les cantons catholiques pour le duc de Savoye : et il a proposé une alliance particulière avec les cantons protestants. Mais les députez se sont seulement chargez d’en faire raport à leurs supérieurs. »

[6Sur Amélie de Dohna, qui avait épousé le comte de Frise, voir Lettres 23, n.2, et 547, n.1.

[7On comprend M lle Falque, qui était morte en 1679 : voir Lettre 171, n.19.

[9Nouvel écho d’un leitmotiv de l’ Avis aux réfugiés : voir aussi Lettre 730, n.4, et 739, n.9.

[10A la suite de la publication de son sermon sur le discernement des esprits (voir Lettre 728, n. 11-12), Elie Merlat avait été traité « de fol et d’impie » par Jurieu. Dans sa petite biographie manuscrite de Merlat, Etienne Pallardy fournit à ce sujet quelques informations qui sont tout à l’honneur de son collègue et ami : « Mr Merlat fut surpris de ces injures, mais il ne s’en émut pas, sachant que Mr Jurieu s’etoit fait comme une habitude de dire des invectives à ceux qui osoient combattre ses sentimens. Il regarda ces expressions de Mr Jurieu comme les paroles d’un homme qui ne maîtrise pas sa passion et qui, sans réfléchir sur la sainteté de son caractére, viole les devoirs de la charité, qui par conséquent merite qu’on le plaigne et qu’on lui fasse grace ; de sorte que, bien loin de lui rendre le change, au lieu de répondre à Mr Jurieu par quelque écrit public plein d’invective, il se contenta de lui écrire des lettres particulières, d’un stile vif à la verité, non pas pour se disculper, mais pour le convaincre qu’il avoit tort. Ces lettres luy furent renduës en main propre, on ne sait point de quel air il les reçût, mais la verité est qu’il n’y fit aucune réponse. » (« Mémoires touchant la vie de M onsr [Elie] Merlat, ministre [à Saintes] et professeur dans Lausanne, faits par M onsr Estienne Pallardy, ministre [à Coulonges, près Angoulême], réfugié à Delft en Hollande, son intime ami, l’année 1711, transcrits de l’original manuscrit par Jean Merlat, 3 e fils de feu M re Elie Merlat … le 20 e mars 1712 », f.19 : SHPF ms 238).

[11Nous n’avons pas trouvé trace de ce changement de camp d’un capitaine suisse qui avait charge de cinq cents prisonniers hollandais pris à la bataille de Fleurus. Sur cette bataille, voir dans la Gazette les extraordinaires n° 26 du 15 juillet et n° 28 du 20 juillet 1690, et le Mercure galant, juillet 1690, ii.1-274.

[12« foi punique », c’est-à-dire « mauvaise foi » : reproche hypocrite fait par les Romains aux Carthaginois.

[13Platonis opera quæ extant omnia. Ex nova Joannis Serrani interpretatione, perpetuis ejusde[m] notis illustrata : quibus et methodus et doctrinæ summa breviter et perspicuè indicatur. Ejusdem annotationes in quosdam suæ illius interpretationis locos. Henr. Stephani de quorundam locorum interpretatione judicium, et multorum contextus græci emendatio [Genevæ 1578, folio, 3 vol.). Cet ouvrage contient plusieurs épîtres dédicatoires de Jean de Serres, toutes datées de Lausanne, le 1 er octobre 1577 : l’une à la reine Elisabeth, une autre au roi Jacques VI, une dernière à la République de Berne, ainsi qu’un « Avis » de Jean de Serres au lecteur. Jean de Serres (1540-1598), pasteur et professeur à Lausanne puis à Nîmes, historiographe du roi de France Henri IV, historien, théologien, est donc bien le commentateur de Platon mentionné par Bayle dans cette lettre. Voir aussi Prosper Marchand, Dictionnaire, art. « Serres, Jean de ».

[17« Vivez longtemps, vivez heureux et souvenez-vous de moi ».

[19Henri Basnage de Beauval, rédacteur de l’ HOS.

[20Sur Samuel Basnage de Flottemanville et sur sa critique de Baronius, voir Lettres 160, n.8, 505, n.1, et 828, n.17.

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