le 31 janvier 1675

La longue lettre que j’ai reçue de Joseph [1], pleine d’esprit d’ailleurs, m’a montré qu’il s’engage avec élan dans l’étude des meilleures disciplines, mais qu’il lui manque un guide pour le diriger. La profonde affection que j’éprouve pour lui comme pour vous m’invite à vous dire en toute franchise ce que je pense de tout cela. Je voudrais surtout vous persuader que rien n’est plus dommageable que de ne pas diriger avec soin le travail des adolescents. En effet

« C’est dans les terres négligées que pousse la fougère, qu’il faut ensuite brûler » [2].

Sat[ires] 3, l.1

De là ces soupirs poussés toujours trop tard :

« Oh si Jupiter me rendait mes années écoulées [3]. »

Voilà l’origine des lamentations fréquentes de ceux qui, devenus adultes, déplorent leur propre ignorance, comme de ceux dont les études sont encore en cours [4], bien qu’ils soient d’âge à se marier – qu’on peut ridiculiser en les qualifiant d’écoliers à la barbe naissante. Nous payons cher, devenus vieux, une jeunesse mal employée et rares sont ceux à qui le bon Jupiter épargne le châtiment [5] qui punit une jeunesse oisive ou consacrée à des puérilités. Je vous en supplie, ne permettez pas sous vos yeux, et avec votre consentement, que l’adolescent qui vous est cher pour tant de raisons se jette en aveugle dans ses études. S’il agit ainsi, ses efforts n’aboutiront à rien du tout. Tendez-lui donc une main secourable, ou, si vos propres occupations vous interdisent de lui consacrer du temps, veillez au moins, je vous prie, à ce qu’un autre le dirige. Je n’ose m’exprimer avec plus d’insistance, car ce serait laisser penser que je mets en doute votre amour pour notre cadet.

Puisque vous souhaitez que je vous parle des grand hommes dont la réputation est allée jusque dans votre région, je me limiterai à deux d’entre eux. En effet, prétendre raconter sur tous ce qu’on peut en dire sans flaterie, ce serait bien à tord me croire capable de louer dignement des mérites qui me dépassent

« eussé-je dix langues, eussé-je dix bouches [6]. »

Hom[ère] Il[iade]

Monsieur Le Moine a une telle mémoire, que (bien qu’il lise autant que quiconque) il n’a presque rien lu dont il ne conserve la mémoire présente, talent rare et quasi divin. Il compose des vers avec une facilité digne de Phébus [7] et dans sa prose latine on reconnaît aisément un style digne des auteurs de l’époque d’ Auguste. En outre, il connaît si bien le grec et l’hébreu avec toutes leurs variantes dialectales, qu’il n’a certainement pas son pareil dans la France entière. Ce grand savant a entrepris d’étudier de près le texte de Josèphe, dont il prépare un commentaire, projet qui mettra en lumière son érudition exceptionnelle et qui représente un labeur énorme [8]. Nous espérons que ces commentaires seront bientôt achevés. Par ailleurs, dans les prédications de Monsieur Le Moine éclatent l’intelligence, la sensibilité et la réflexion. Cet excellent écrivain sait mettre en lumière la grâce des choses les plus simples : dans sa bouche, ce dont tout le monde parle familièrement devient soudain remarquable, tant il sait introduire de beauté dans tout ce qu’il touche, fût-il fort ordinaire.

Monsieur de Larroque vous est trop connu par ses livres pour qu’il soit nécessaire que j’en fasse des louanges. Jugez-le d’après ses œuvres. Il a écrit en français la Réponse à l’office du S[aint] S[acrement], l’ Histoire de l’Eucharistie et les Considérations sur l’Eglise, et il a composé en latin la Dissertation sur Photin l’hérétique, et le Vindiciæ pour la defense de J. Daillé contre M. Pearson l’Anglais [9].

Je prie Dieu de vous protéger et de maintenir votre affection pour moi. Je n’ai rien à répondre aux nombreuses louanges dont vous m’avez comblé avec tant de bienveillance dans vos lettres [10].

Notes :

[1Cette lettre ne nous est pas parvenue.

[2Horace, Satires , I.iii.37 : « la mauvaise herbe, destinée au feu, croît dans les terrains négligés ».

[3Virgile, Enéide , viii.560.

[4Juvénal, Satires , i. 15. Le texte de Juvénal porte manum ferulæ subduximus.

[5Virgile, Enéide, vi.129-130 : quos aequus amavit / Jupiter  : « ceux qu’un favorable Jupiter a aimés ».

[6Homère, Iliade, ii.489.

[7Virgile, Bucoliques , vii.22-23 : « ces vers approchent de ceux d’ Apollon ».

[8Apparemment, Le Moine était encore emprisonné à la date de cette lettre de Bayle. Le Moine eut longtemps l’intention de publier une édition annotée de Flavius Josèphe, mais il renonça à ce projet quand il apprit qu’ Edward Bernard, encouragé par Fell, évêque d’Oxford, avait entrepris le même travail. Cette édition de Bernard se fit longtemps attendre, Flavi Josephi Antiquitatum Judaicarum libri quatuor (Oxoniæ 1686-1687, folio), d’où le distique moqueur : « Savilian Bernard’s a right learned man, / Josephus he will finish when he can ».

[10Comme on le verra par une allusion de Pierre Bayle dans sa lettre du 9 [février] 1675 (Lettre 79, p.82), une partie en français de la présente lettre 75 a disparu.

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