Lettre 761 : Pierre Bayle à David Constant de Rebecque

A Rotterdam le 24 oct[obre] 1690

Le paquet que je donnai pour vous, mon tres cher Monsieur, vers la fin du mois de juillet dernier, à M rs Le Gendre qui partoient pour Geneve [1], vous aura tiré de l’obligeante inquietude où votre tendre amitié pour moi vous represente dans votre lettre du 14 aout [2]. Je l’ai receuë avec les 2 exemplaires que vous y aviez joints de votre belle harangue [3], mais je n’ai pas eu l’honneur et la satisfaction de voir et d’embrasser Monsieur Colladon votre beau frere [4], comme j’avois lieu de l’esperer par les premieres lignes de votre lettre. On m’aporta le paquet comme venant de La Haye, et j’ai seu depuis que Mr Testard de Blois medecin et gouverneur presentement d’un jeune seigneur anglois [5] l’avoit donné à une de ses parentes à La Haye qui s’en retournoit ici où elle fait sa residence. Je n’ai pu encore savoir comment ce paquet est tombé entre les mains de Mr Testard, parce que l’on m’a dit de jour en jour qu’il viendroit en cette ville, et qu’on me le dit encore. Sans cela je lui aurois ecrit, pour savoir de lui, s’il y a moien, où est Monsieur votre beau frere, et où il me sera possible de lui presenter les offres de mes tres-humbles services. J’envoiai sur l’heure l’exemplaire qui appartenoit à Mr Basnage ; il vous en est fort obligé, et nous convenons tous deux dans ce jugement que la piece et toutes ses semblables meritent la lumiere du public, soutenuë que celle cy nous a paru d’eloquence, d’erudition, et de genie. Je ne crois pas que les plus / hargneux Aristarques puissent demander plus que ces 3 choses dans un ouvrage de cette nature. Ainsi mon cher Monsieur, vous pouvez etre assuré de notre suffrage[,] je vous parle ingenument.

J’avois seu depuis peu de jours quand je receus votre paquet la mort de l’illustre et vertueuse comtesse de Dona [6] ; Mr Minutoli (sous le couvert du quel je vous ecris celle cy, et sous le couvert du quel vous pourriez bien m’ecrire) • m’avoit apris cette facheuse nouvelle ; je savois aussi dés long tems que Mr le comte de Ferassieres avoit eté pris à la bataille de Fleurus [7], ce qu[e] vous me touchez de la dispersion de cette famille m’a a[tteint] sensiblement ; Dieu veüille la rassembler glorieusem[ent], et vous conserver dans l’heureux calme dont vous avez joüi jusqu’à present malgré le tumulte qui agite le reste de l’Europe.

Je ne vous dirai point ici ce qui s’y passe concernant le public, car les gazettes vous l’aprenent assez. Et pour le reste il n’en vaut pas la peine. L’auteur de l’ Avis sur « Le Tableau du socinianisme » [8] avoit envoié à son imprimeur sa 3 e piece, mais celui cy refuse de l’imprimer craignant d’etre decouvert, et de s’attirer des affaires si[,] peu apres un synode où on a fait des actes contre les auteurs anonymes qui seront ministres, et contre les partisans de / la tolerance des heresies [9], il imprimoit la suitte de cet ouvrage. L’auteur qu’on ne doute pas etre ministre, doit etre bien aise s’il est sage, et s’il aime son repos, que la precaution de l’imprimeur ait eté plus grande que la sienne, et qu’elle le delivre des inconveniens dont il auroit dû lui meme se delivrer en cessant d’ecrire.

Je vous remercie de tout mon cœur mon cher Monsieur, de ce nouveau fruit de vos veilles et de vos etudes, dont vous m’avez fait present. Si les miennes produisent jamais quelque chose, je me • donnerai l’honneur de vous en faire part, mais je pense qu’elles ne produiront rien, et que l’Academie degl’Infecundi de Rome à laquelle la feuë docte Catarina Piscopia Cornara se fit aggreger [10] sera mon fait desormais.

Portez vous bien, je suis bien aise de vous voir plaindre que vous vieillissez, c’est le langage de ceux qui ne sentent pas encore les effets de la vieillesse, ceux qui les sentent n’ont garde de s’en vanter. Je saluë votre chere epouse dont je me souviens toujours avec beaucoup d’estime et d’amitié. O mihi præteritos referat si Jupiter annos [11] ; je retourne par reminiscence à nos entretiens et promenades de Copet et de Comugni, au sieur Shalom [12] etc. le plus souvent qu’il m’est possible, et plut à Dieu que le cas avint que nous peussions nous revoir et veras audire et reddere voces [13]. Tout à vous.
Bayle

Vous vous souviendrez s’il vous plait que je vous ai demandé un eclaircissement sur le Joannes Serranus prof[esseur] à Lausanne traduct[eur] de Platon [14].

/ Dans un livret que la voix publique donne presentement au fils de feu Mr de Larroque, et qui est intitulé Avis important aux refugiez [15] il y a un coup de dent contre Mr Merlat [16]. Ce Mr de Larroque apres s’etre refugié des premiers en ce pays cy et puis en Angleterre, nous a quittez depuis 4 ou 5 mois pour s’en retourner en France [17].

 

A Monsieur/ Monsieur Constant f[idele] m[inistre] d[u] s[aint]/ E[vangile] et professeur/ A Lausanne

Notes :

[1Sur ce paquet contenant quelques imprimés, voir Lettre 749, n.4.

[2Cette lettre de David Constant, comme tant d’autres, est perdue.

[3Cette harangue, qui est sans doute un discours que Constant a tenu lors d’une cérémonie officielle à l’université de Lausanne, où il était professeur d’éloquence, nous reste inconnue.

[4Marie Colladon, née en 1639, épousa David Constant en 1664. Le frère dont il est ici question est probablement Germain (1646-1727), à moins qu’il ne s’agisse d’un plus jeune, François (né en 1657) ou David. Voir Galiffe, Notices généalogiques sur les familles genevoises (Genève 1892) 2 e éd., ii.794 ; Stelling-Michaud, ii.533 ; Pitassi, Inventaire de Turrettini, s.v.

[5M . Testard, médecin de Blois, gouverneur d’un jeune noble anglais, nous reste inconnu. Voir « Un huguenot à Paris au milieu du XVII e siècle : correspondance d’ André Pineau, [neveu d’ André Rivet] », éd. J.L. Tulot (édition numérisée en ligne), p.29, qui évoque Paul Testard, pasteur à Blois depuis 1626, décédé en 1650. Celui-ci fait l’objet d’une notice de Haag, qui indique qu’il est connu surtout par le procès qui lui fut intenté devant le synode national d’Alençon par les adversaires de l’universalisme hypothétique, – procès que Bayle commente dans le DHC, art. « Amyraut (Moïse) », rem. F. Paul Testard eut une fille, Catherine, qui épousa Claude Pajon, et un fils homonyme, proposant en 1660, appelé cette même année comme pasteur de l’Eglise de Dangeau ; atteint d’« infirmités précoces », il dut quitter ce poste en 1680. Il semble probable que le médecin de Blois mentionné dans la présente lettre est apparenté à la famille de Paul Testard. Haag signale une branche parisienne des Testard, dont neuf enfants sortirent de France, avec leur père, à la Révocation, et une branche angoumoise, à laquelle appartenaient Abraham Testard et Léon Testard, sieur de Meslars, ancien de l’Eglise de Montausier, qui s’exilèrent tous deux à la même époque.

[6Sur la mort de la comtesse de Dohna, voir Lettre 751, n.5.

[7Sur la bataille de Fleurus, voir Lettre 751, n.22. Un récit très détaillé de cette bataille, dû à C. Douville, se trouve sur le site internet de la ville de Fleurus, mais on n’y trouve pas mention de la mort de Ferrassières. Celui-ci s’était perdu de réputation à La Haye par ses « débauches » en 1684, mais s’était refait une santé physique et morale en Grèce : voir Lettre 547, n.4. Nous apprenons ici sa mort à la bataille de Fleurus, où il commandait sans doute dans l’armée des alliés contre la France. Voir aussi la « Relation de la bataille de Fleurus » dans le Mercure galant, juillet 1690 (II e partie), p.1-274.

[8Sur l’ouvrage d’ Isaac Jaquelot, Avis sur le « Tableau du socinianisme. Premier-second traité. Réflexions sur l’avant-propos de la III e lettre de M. Jurieu touchant le « Tableau du socinianisme » (s.l. 1690, 8°), voir Lettre 756, n.7. Jaquelot interrompit l’édition de ses Avis sur le « Tableau du socinianisme » après leur troisième livraison. Il fut dénoncé comme socinien par Jurieu et dut essuyer la censure fraternelle du synode wallon de Leyde après avoir dû désavouer son ouvrage. Cette mesure assez indulgente s’explique par les appuis néerlandais dont bénéficiait le pasteur de La Haye. Voir E. Labrousse, « Introduction historique », dans Bayle, OD, v-1 (Hildesheim, New York 1982), p.xxxvi-xxxviii.

[9En août 1690, le synode wallon d’Amsterdam a condamné neuf propositions tendant à l’indifférence ou à la tolérance religieuse, ou encore au rationalisme : « 1. Que le socinianisme est une religion tolérable et dans laquelle on peut se sauver. 2. Que l’on peut se sauver en toutes religions à la faveur de la bonne foi ou de la bonne intention. 3. Qu’on ne pèche point en suivant les mouvements de sa conscience, quelque mauvaise que soit l’action. 4. Qu’il n’y a point d’autres hérétiques que ceux qui combattent la vérité contre leur conscience. 5. Qu’on n’est point blasphémateur si l’on ne blasphème contre ses propres principes. 6. Que la piété et la raison obligent à la tolérance, tant civile qu’ecclésiastique, de toutes les hérésies. 7. Que le magistrat n’est point en droit d’employer son autorité pour abattre l’idolâtrie et empêcher le progrès de l’hérésie. 8. Que tout particulier a droit non seulement de croire, mais aussi d’enseigner tout ce qu’il veut sans que le souverain magistrat le puisse empêcher. 9. Que la grâce consiste uniquement dans la proposition de la parole et qu’il n’y a point de d’opération interne du Saint Esprit, etc. » Synode wallon d’Amsterdam, art. xxvii : Livre synodal contenant les articles résolus dans les synodes des Eglises wallonnes des Provinces-Unies du Païs-Bas, t. II.

[10Sur Elena Lucrezia Cornaro Piscopia, membre de l’Accademia dei Ricovrati de Padoue et de l’Accademia degl’Infecondi de Rome, voir Lettre 181, n.17, et le compte rendu par Basnage de Beauval de l’édition de ses œuvres complètes, HOS, mai 1690, art. XII. Bayle fait ici allusion – par erreur – à sa sœur cadette Caterina (née en 1655). Elles étaient les filles de l’aristocrate vénétien Gian Battista Cornaro, mécène et membre de l’Accademia dei Delfici, fondée en 1674. L’ouvrage d’Antonio Lupis, L’Eroina veneta, overo la vita di Elena Lucretia Cornara Piscopia (Venice 1689, 4°), est dédié à Caterina Piscopia sous son nom d’épouse : Caterina Vendramina.

[11Virgile, Enéide, viii.560 : « Ô si seulement Jupiter me rendait les années passées ! »

[12Nous ne savons à qui Bayle fait ici allusion par ce pseudonyme : une connaissance – peut-être juive – du temps de son séjour à Coppet, certainement.

[13Virgile, Enéide, i.409 : « entendre et échanger des paroles vraies ».

[14Platonis Opera quæ extant omnia [græce et latine]. Ex nova Joannis Serrani interpretatione [...], eiusdem annotationes [...], Henr. Stephani de quorundam locorum interpretatione judicium [...] ([Genevæ] 1578, folio), édition publiée par Henri Estienne. L’éditeur Joannes Serranus, professeur à Lausanne, est identifié par la BNF avec le traducteur Jean de Serres (1540-1598) ; voir Prosper Marchand, Dictionnaire historique, art. « Serres », rem. Q, où il s’interroge sur cette identification, qui paraît certaine : voir Lettre 749, n.13.

[15Sur la composition de l’ Avis aux réfugiés par Bayle et son annonce de la publication, voir Lettre 745, n.6.

[16Sur le revirement d’ Elie Merlat sur la question de la souveraineté du peuple, voir Lettre 728, n.12, et le « coup de dent » de Bayle lui-même dans l’ Avis aux réfugiés : « Il n’est pas jusqu’au ministre Merlat qui n’ait voulu s’enrôler parmi les approbateurs publics de la catastrophe, par un sermon récité devant tout le peuple de Lausanne, et puis imprimé. Il avait néanmoins un intérêt fort délicat à se taire, puisqu’il ne pouvait parler comme il a fait, sans réfuter lui-même un écrit qu’il a publié sur le pouvoir absolu des souverains, et sans reconnaître pour justes les duretés et les indignités, que quelques-uns de ses confrères ont fait imprimer contre lui, à l’occasion de ce livre. » (éd. G. Mori, p.192-193, et n.78-80).

[17Daniel de Larroque, fils du pasteur Matthieu de Larroque (1619-1684), avait séjourné à Hanovre de l’automne 1689 à mai-juin 1690 ( Avis aux réfugiés, éd. G. Mori, p.27, 73) ou jusqu’à l’automne 1690 (E. Labrousse, Inventaire, p.371). Rentré en France, il se convertit au catholicisme. C’est en se fondant sur cette « information » fournie par Bayle à Constant que la recherche a longtemps attribué l’ Avis aux réfugiés à Larroque.

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