Lettre 796 : Daniel de Larroque à Pierre Bayle

A Paris le 23 avril 1691

Comme le monde litteraire fournit bien moins de nouvelles que celuy où l’on fait jouer les bombes et les carcasse[s], il ne faut pas vous étonner mon cher Monsieur si vous ne recevez pas souvent de mes lettres. Le nôtre est si stérile que sans un missionnaire recolet qui vient de donner une Relation de la Gaspesie [1] je ne vous parlerois d’aucune nouveauté. Savez vous bien où est ce païs là ? Il ne fait pas bien du bruit dans le monde à cause qu’on ne s’interresse pas à présent beaucoup dans le Canada dont ce subject historique fait une petite partie. Enfin j’ay vu le Dictionnaire de Furetière d’impression de Lion [2]. On peut dire qu’il est jouxte* la copie, car les imprimeurs ont affecté de suivre pied à pied l’édition de Mr Leers, duquel par par[en]thése je suis tres obéïssant serviteur. L’on le vend vin[g]t lt icy, ce qui n’est pas trop cher, vû qu’il est de contrebande.

Celuy de l’Académie ne sera publié de plus de deux ans, à cause des cartons dont il a besoin. Mr Reinier Des Marais [3] est chargé de la préface et de l’épître dédicatoire au Roy. Sa Majesté a rembaré tous les harangueurs, les tenant quite de leurs complimens sur sa nouvelle conquête [4]. Vous ne sauriez croire l’alarme que cela a jetté parmy eux, et combien ils regrettent ces nuits si facheuses* qu’ils avoient employées depuis le départ du Roy à pressurer leur esprit pour louër en termes nouveaux nôtre monarque trop accablé de lauriers pour pouvoir soûtenir le faix de leurs louanges. /

Au reste, je vous félicite de vous être déchargé du joug pesant de l’amitié du prophete [5]. C’est depuis long tems un rude fardeau pour tous les gens de bon sens. Mr Téron fit l’année passée des vers où il disoit au prophete : « qui ne te croiroit sur la foy d’un tel commentaire », il parloit de votre héros. Toutes les fois que cette pensée me revient en l’esprit, elle me fait rire, parce que je trouve que la glose est aussi mauvaise que le texte, et que personne ne commente si bien que le Roy qui travaille aussi comme vous voiez in usum serenissimi Delphini.

Pour revenir aux nouvelles litteraires je vous dirai qu’on continue d’imprimer au Louvre en deux vol[umes] folio les ouvrages du P[ère] Sirmond [6], c’est à dire ce qui est ex suo proprio penu. Il y aura beaucoup de choses qui n’ont point encore veu le jour. Sa vie écrite par le P[ère] de La Baune qui a soin de l’édition [est] à la tête de l’ouvrage.

Le P[ère] Harduin vient de perdre sa régence de théologie [7] quoy qu’il fût au milieu de son cours. Ce changem[en]t étonne d’autant plus qu’on n’en sait point encore la raison. Je vis hier le P. Bouh[ours] chez un de nos amis, on luy parla de sa traduction du N[ouveau] T[estament] [8]. Il parut par ses réponces qu’on ne luy faisoit pas plaisir de luy en parler. Je ne say si vous avez vû l’ouvrage latin sur les Pseau[mes]. Il ne fera pas grand honneur à son autheur. Il y a une réponce de luy à Mr Banage [9]. Mr Legrand l’attaque aussi ce dernier dans la préface de ses deux nouvelles lettres à Mr / l’évêque de Salisbury [10]. Voila bien des combats pour une Luna Caprina [11] ; mais sic vivitur hodie [12] !

On m’a dit qu’il y avoit une nouvelle réponce à l’ Avis important [13]. Mandez* moy • ce que c’est, on m’assure que vous estes aussi de la conjuration et que vous y voulés répondre et tu fili [14]. Permettez moy ce mot de l’empereur romain. L’ouvrage d’ Octavien Bulgarini [15] est encore inconnüe [ sic] icy, mais non le Pere Isman dont on ne fit pas grand cas à Paris lors qu’il y estoit [16].

Adieu mon cher Monsieur[.] Je suis tout à vous.

 

A Monsieur / Monsieur Bayle professeur en philosophie / et en histoire / A Roterdam •

Notes :

[1Faisant suite au récit célèbre du récollet Gabriel Sagard, Le Grand Voyage du pays des Hurons (Paris 1632, 8°), Chrétien Le Clercq (1630-1695), missionnaire récollet (franciscain déchaussé) de la province de Saint-Antoine de Padoue en Artois et gardien du couvent de Lens, venait de publier sa Nouvelle relation de la Gaspésie, qui contient les mœurs et la religion des sauvages gaspesiens Porte-Croix, adorateurs du soleil, et d’autres peuples de l’Amerique septentrionale, dite le Canada (Paris 1691, 12°) : cet ouvrage comporte une étude remarquable sur la vie des Indiens Micmacs. Sa publication fut accompagnée de celle d’un ouvrage plus général : Premier establissement de la foy dans la Nouvelle France, contenant la publication de l’Evangile, l’histoire des colonies françoises et les fameuses découvertes depuis le fleuve de Saint-Laurent, la Louisiane et le fleuve Colbert jusqu’au golphe Mexique (Paris 1691, 8°). L’auteur avait fait le voyage en Amérique en 1675 et, établi à Percé avec les Pères Pierre Denys de La Ronde et Hilarion Guénin, sous la protection du gouverneur Frontenac, avait consacré son ministère aux Micmacs de la Gaspésie ; il retourna en France en 1687, quelques années à peine avant la destruction de la mission de Percé par des corsaires anglais.

[2Après la publication par Antoine Furetière d’un Essai de dictionnaire universel (s.l. 1684, 4°), l’auteur fit paraître chez les frères Arnout et Reinier Leers son Dictionnaire universel contenant généralement tous les mots françois tant vieux que modernes et les termes de toutes les sciences et des arts (La Haye, Rotterdam 1690, folio, 2 vol.) ; la deuxième édition devait paraître en 1701 par les soins de Basnage de Beauval, avec un avant-propos de Bayle (La Haye, Rotterdam 1701, folio, 3 vol.). Il s’agit ici de l’édition : Dictionnaire universel, contenant generalement tous les mots français tant vieux que modernes, et les termes de toutes les sciences des arts, recueilli et compilé par feu Messire Antoine Furetière (Lyon, sur l’imprimé à la Haye et à Rotterdam 1690, folio, 2 vol.).

[3François-Séraphin Régnier-Desmarais (1632-1713), prieur de Grandmont, membre de l’Académie française en 1670, secrétaire perpétuel de l’Académie en 1683, fit paraître des poésies français et des traductions de Cicéron, Homère et Anacréon ; il participa à la préparation et à la publication du Dictionnaire de l’Académie française (Paris 1694, folio, 2 vol.) et publia un Traité de la grammaire françoise (Paris 1706, 4°).

[4La nouvelle conquête est la prise de Mons par Boufflers et l’armée du duc de Luxembourg : voir Lettre 794, n.2.

[5Pierre Jurieu, sarcastiquement désigné comme l’auteur de L’Accomplissement des prophéties. Sur cet ouvrage et la carrière de son auteur, voir D. Carpanetto, Nomadi della fede. Ugonotti, ribelli e profeti tra Sei et Settecento (Torino 2014), p.49-70.

[6Il s’agit apparemment des œuvres complètes du jésuite Jacques Sirmond, qui ne devaient paraître, en cinq volumes, qu’en 1696 : voir Lettre 1128, n.23.

[7Sur Jean Hardouin, voir Lettre 243, n.4, et, sur sa querelle numismatique avec Jean-Foy Vaillant, Lettre 791, n.5. Ce sont ses querelles permanentes qui incitèrent la Compagnie de Jésus à le destituer de sa régence de théologie au collège de Clermont ; il devait y rester comme bibliothècaire.

[8Dominique Bouhours, S.J., préparait alors, en collaboration avec ses confrères Pierre Besnier (1648-1705) et Michel Le Tellier (1643-1719), une traduction du Nouveau Testament en français, qui devait, à leurs yeux, se substituer à la traduction dite « de Mons » par Louis-Isaac Le Maistre de Sacy. Après les très nombreuses critiques lancées contre la traduction de Port-Royal, les jésuites étaient sans doute sur la défensive, car ils savaient que le public ne serait pas indulgent à leur égard. Leur traduction ne devait paraître que bien des années plus tard : Le Nouveau Testament de Notre-Seigneur Jésus-Christ, traduit en françois selon la Vulgate (Paris 1697-1703, 12°, 2 vol.).

[9Il s’agit sans doute de l’ouvrage de Bossuet, Liber Psalmorum, additis, canticis, cum notis Jac. Benigni Bossuet (Lugduni 1691, 8°) : voir Lettre 788, n.19. Larroque évite par précaution de citer le nom de l’auteur, car il est maintenant converti au catholicisme et établi à Paris avec une pension. Voir les commentaires sur cet ouvrage et la réponse de Bossuet à Basnage dans l’ HOS, novembre 1690 (extraits de diverses lettres).

[11Horace, Epîtres, i.xviii.15 : « une laine de chèvre », c’est-à-dire une bagatelle.

[12« ainsi vit-on de nos jours ».

[13Larroque connaissait déjà, sans doute, la Réponse sommaire à l’« Avis au réfugiés » (Rotterdam 1690, 12°) de G. Nizet ; il s’agit donc peut-être ici de l’ouvrage d’ Antoine Coulan, La Défense des réfugiés : voir Lettre 781, n.11. Cependant, cette remarque constitue plus probablement l’annonce de l’attaque de Jurieu, Examen d’un libelle contre la religion, contre l’Etat et contre la révolution d’Angleterre, intitulé « Avis important aux réfugiés » (La Haye 1691, 12°).

[14C’est sur cette formule ambiguë que la tradition critique fondait la quasi-certitude de l’attribution de l’ Avis à Daniel de Larroque : voir E. Labrousse, Pierre Bayle, i.219-226 ; E. Briggs, « Bayle ou Larroque : de qui est l’ Avis important aux réfugiés de 1690 et de 1692 ? », in M. Magdelaine, M.-C. Pitassi, R. Whelan et A. McKenna (dir.), De l’Humanisme aux Lumières. Bayle et le protestantisme. Mélanges en l’honneur d’Eliasabeth Labrousse (Paris, Oxford 1996), p.509-524. Cependant, comme le soulignent G. Ascoli et G. Mori, cette formule témoigne de la surprise de Larroque de savoir que Bayle va désavouer une thèse qui lui est chère et à laquelle Larroque adhère lui-même : le pouvoir absolu du souverain, en faveur de la thèse de Jurieu sur la souveraineté du peuple. La froideur polie avec laquelle Larroque fait allusion, dans sa lettre du 9 juin 1691 (Lettre 806), aux difficultés de Bayle face aux accusations de Jurieu témoigne également en faveur de cette interprétation de la présente lettre. Voir G. Ascoli, « Bayle et l’ Avis aux réfugiés, d’après des documents inédits », RHLF, 20 (1913), p.517-545 ; G. Mori, introduction de son édition critique de l’ Avis, p.23-32.

[16Nous n’avons pas su identifier le Père Isman.

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