Lettre 798 : Pierre Bayle à Jean Rou

A Rotterdam, le 15 de Mai, 1691

Je me serois donné l’honneur de vous écrire, mon très cher Monsieur, dès le lendemain que le livre, où Monsieur Jurieu me traite si mal [1], passa sous mes yeux, pour vous marquer le déplaisir inconcevable où je me trouve d’être obligé à écrire contre lui. Mais, comme je croïois dans un jour ou deux donner au public / un abrégé de réponse, pour dissiper ce qu’il raconte touchant le projet de paix [2], et vous en envoier un exemplaire ; je différai à verser dans votre cœur le regret où je me trouve, et à vous supplier très humblement de plaindre ma destinée : sans que je prétende éxiger de vous la moindre déclaration de ce que vous jugez du procédé de Monsieur Jurieu dans le livre qu’il vient de publier contre l’ Avis aux réfugiés, et dans l’Avis au public qu’il y a mis à la tête ; non plus, que de mon procédé dans la réponse que j’y prépare. Elle sera plus longue que je n’avois cru d’abord ; et c’est pourquoi elle paroitra beaucoup plus tard que je ne pensois. Je vous en enverrai un exemplaire la semaine prochaine ; car, apparemment elle sera prête pour ce tems-là. Quoi que je n’éxige point que vous portiez jugement, je vous permets néanmoins de me dire librement, et avec toute sorte d’ouverture de cœur, tout ce que vous desapprouverez dans ma défense ; et vous me ferez même beaucoup de plaisir.

Entre les choses, que je trouve les plus fâcheuses* pour moi dans cette grande rupture avec Mr Jurieu, et qui va faire rire nos ennemis en France, je mets la peur que j’ai que votre amitié pour moi ne s’en altere beaucoup. Mais, tâchons de démentir la maxime, quæ non sunt idem uni tertio, non sunt idem inter se [3]. Nous ne / sommes pas tous deux amis de Mr Jurieu. Vous l’êtes, et il est mon ennemi ; mais, soions pourtant amis vous et moi. Vous le pourrez, sans rien faire contre ce que vous lui devez ; puis que je ne demanderai jamais de vous aucune chose qui ait du rapport aux différens que j’ai, et que je pourrai avoir avec lui.

J’avouë que j’ai assez bonne opinion du public, pour espérer de me justifier pleinement, tant sur l’accusation calomnieuse de la cabale, que sur l’autre accusation, non moins calomnieuse de l’ Avis aux réfugiés ; et je vous dirais ingénument que j’ai été surpris que Mr Jurieu ait emploié de si petites raisons, pour ce dernier article. Mais, il ne faut pas vous préoccuper : vous en jugerez mieux vous même la semaine qui vient.

Je suis, etc.

Notes :

[2Bayle, La Cabale chimérique : voir Lettre 797, n.5.

[3Axiome de logique : « deux choses qui ne sont pas identiques à une troisième ne sont pas identiques l’une à l’autre ».

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