Lettre 802 : Vincent Minutoli à Pierre Jurieu

[Genève, le 29 mai 1691 [1]]

Monsieur et très-honoré Pere au Seigneur,

Quoi que je n’ignore pas que c’est faire un tort considerable au public, que de lui dérober des momens que vous lui dédiez ; et que vous tâchez si fort de faire qu’ils lui soient utiles ; j’ose pourtant vous interrompre, et vous declarer en même tems, que je souhaiterois extremement d’avoir été assez heureux pour l’avoir fait avant que vous missiez au jour le petit livre que vous venez de publier en dernier lieu, sous le nom d’ Avis important au public, etc. [2] puis que je suis persuadé, Monsieur, que si vous aviez sû au vrai l’histoire de ce projet de paix [3] que vous y frondez si cruellement, vous vous seriez bien gardé, soit de risquer de mettre en credit, par la consideration que vous en faites, cette espece de bagatelle, soit d’en faire, comme vous avez fait plus dangereusement encore, une matiere d’accusation à Mr le professeur Baile votre collegue, que vous y avez trouvé intrigué* en aparence, pour ne rien dire ici de l’auteur de la piece, sur le compte duquel pourtant vous mettez en avant plusieurs choses fort desobligeantes, ni de ce que vous n’avez point hesité à bâtir sur une premiere prevention de très-offensantes decisions tant contre nôtre Etat en general, que contre quelques-uns des plus aparens de ses particuliers, que je n’ay pas moins sujet de respecter comme citoyen que comme parent, prêt à desavoüer toûjours quant à moy, la derniere de ces relations, si elle faisoit le moindre tort à la premiere. Je ne sai, Monsieur, si nos Conseils, et tant de personnnes importantes si indignement traitées sur un point qui interesse aussi avant leur conscience et leur honneur, ne chercheront point à vous donner toutes les plus mortifiantes preuves de leur juste ressentiment [4] : mais je sai très-bien qu’il faudroit que j’eusse oublié toutes les regles de la justice, si je ne me mettois aux champs* en faveur de Mr Baile, qui par l’ avanture* que je vous diray tient uniquement de moy pour ce fait ce dont il vous plaît de luy faire un si grand crime. L’ancienne et tendre amitié que j’ai pour luy, et que j’auray tant qu’on ne me convaincra pas qu’il en soit indigne, et la pleine connoissance que j’ai de son innocence en cette affaire, sont toutes choses qui n’ont pas permis que je regardasse avec indifference les manieres que vous avez crû de devoir prendre dans votre écrit, et je ne feindray point, Monsieur, de vous dire, qu’un premier mouvement* sur cet excès d’injustice m’a mis dans celuy d’un terrible emportement. Mais je loüe Dieu, de ce que tandis que j’ay pris le parti d’écrire pour donner essor à mes justes plaintes, mon émotion a eu le loisir de se calmer à ce point, qu’une nouvelle reflexion m’en faisant envisager la publication comme pouvant donner matiere de joye aux adversaires, et de mauvaise édification à nos freres, par l’aigreur qui n’a pû du moins que d’y entrer, me porte aujourd’huy à la suspendre, jusqu’à ce qu’on voye, Monsieur, si ce sera inutilement qu’appellant de vous à vous même, on vous aura demandé justice [5], comme je fais par le moyen de l’information suivante.

Tout le monde prenant part à la presente guerre, où les marchands ne sont pas les derniers interessez, / un negotiant de Geneve [6] par un mouvement que nous apellerons excentrique, si vous le voulez, s’éleva dernièrement assez au dessus de sa sphere, pour speculer par quels moyens les interéts de tant de princes irritez se pourroient tous concilier, d’une maniere qui pourvoyant au present, assûrât aussi l’avenir. Il crut après avoir tourné les choses en bien des sens, d’avoir enfin rencontré. Il fixa son plan sur le papier, il régala de son importante découverte ses plus confidens, et il se flat[t]a que s’il n’avoit pas à pretendre à ce degré de gloire que de se faire regarder comme le pacificateur de l’Europe, il feroit voir pourtant qu’il y a dans le monde des particuliers qui peuvent aussi bien penetrer ces sortes de choses, que ceux que la providence a mis dans une situation à y travailler. Et cette petite vanité est tout le crime dont au plus on pourroit le soupçonner, tandis que vous devez faire compte, Monsieur, que si des gens d’honneur à qui il s’ouvrit, avoient eu lieu d’y concevoir la moindre ombre de ce qui vous est venu dans l’esprit à cet égard, non seulement ils lui auroient fermé leurs oreilles et leur maison, mais ils auroient encore poussé la chose jusqu’à la sup[p]ression de l’ouvrage et à la punition de l’auteur.

Après que celuy-cy eût fait lire son manuscrit à une infinité de gens, qui ne l’ont point envisagé aussi odieusement que vous avez fait, et qui n’en ont criminalisé ni la source ni le but, le cas fortuit voulut que s’adressant à moy par le droit de quelque affinité, il me pria, Monsieur, de vouloir écouter là-dessus vôtre jugement aussi bien que celuy de plusieurs autres personnes illustres dans les pays étrangers. Je ne pus luy refuser une chose où je ne concevois aucune mauvaise conséquence. J’en écrivis à Mr. Baile, et luy envoyai en suite quelques morceaux de l’écrit, croïant que vous étiez toûjours dans vôtre ancienne union. Il n’en étoit cependant rien, et vous étiez brouillez sans que nous le sçussions par deçà*. Mr Bayle à qui je n’avois point découvert l’auteur, me récrivit sans me parler de vous, et sans dire presqu’autres chose de l’ouvrage, si ce n’est qu’il l’avoit reçû. Je fus chargé de le prier de s’en expliquer : mais il gauchit* ; et soit qu’il eût fait un meilleur usage de son tems, que de l’employer à cette lecture, soit qu’il crût que je m’interessasse beaucoup à la chose, il prit des temperamens*, et m’en parla d’une maniere qui me faisoit assez connoître que quoy qu’il ne l’aprouvât pas, il craignoit de me le dire en propres termes [7]. Le mênagement en disoit assez pour moy, qui vis bien que c’étoit une réjection* indirecte. Mais l’ éblouïssement* du pere du livre ne luy permit pas d’en juger de même : au contraire prenant ce détour pour un aveu, et se sentant un peu plus encouragé par d’autres, il imprima. Mr Bayle le sut par la suite des particularitez que mes lettres luy marquoient en fait de livres, et il me dit en réponse, qu’un de vos libraires [8], qui sans doute avoit eu part à la lecture des nouvelles contenües dans ma lettre, avoit la démangeaison de vouloir imprimer cette piéce, et souhaitoit qu’on luy en envoyât même les feüilles par la poste. Je sollicitay bonnement la chose, croyant même de procurer par là quelque profit à un homme qu’on m’aprenoit être un réfugié. L’auteur nous amusa tous par ses renvois, et confus que j’étois que Mr Bayle parût avoir joüé son libraire, je parlay et me plaignis si bien, qu’on fit envoy d’une partie de l’ouvrage, tandis que l’on promettoit que le reste suivroit bien-tôt avec des corrections et des changemens qui sont encore à venir. Voilà, Monsieur, toute l’intrigue aussi nüe qu’elle l’est au juge de tout le monde, et qu’il la fera voir au jour du dernier jugement, comme on pourra vous le justifier par toutes les démonstrations litterales qui font preuve parmi les hommes.

Voïez, je vous prie, s’il y avoit pied là à vous mettre aux champs de la maniere que votre zele vous l’a fait faire, non seulement à l’égard de Mr Bayle, mais encore par contre-coup et contre notre ville, où vous avez pris occasion de là d’imaginer de grandes et odieuses choses qui n’y sont point, et contre moy, vous ayant été impossible dans le fâcheux* prejugé de savoir l’habitude que j’ay avec Mr Bayle, que vous ne l’ayez jugée aussi condamnable qu’elle est innocente, et que même vous ne m’ayez fait l’honneur de me placer de la pensée dans cette belle cabale du Midi qui correspond, dites vous, avec celle du Nord. En conscience, Monsieur, voudriez-vous bien que sur quelques presomptions semblables, quand on les auroit contre vous, quelqu’un s’avisât, sans autre examen, de vous dénoncer incessamment* par un écrit public et vous et vos amis pour des gens sans honneur, sans foy et sans religion ? Faites y donc, au nom de Dieu attention, mais telle que Mr Bayle étant pleinement disculpé par vous à cet égard aux yeux du public, je voye qu’à travers son innocence vous aurez reconnu la mienne. Je / ne saurois me mettre dans l’esprit que Mr Bayle ait été capable d’ailleurs d’aucune infidelité à la bonne cause ; auquel cas il me permettroit bien de le livrer à toute votre indignation, puis qu’il auroit aussi toute la mienne. Mais je puis vous asseurer, Monsieur, sans craindre de me tromper, et avec la même certitude que je souhaite qu’ait mon propre salut, que si vous n’avez pas plus de fondement de luy intenter procès sur d’autres chefs, que vous n’en avez de le faire sur la part qu’il a à ce projet de paix, vous luy faites le plus grand tort du monde. Et pour ce qui me regarde, outre que vous avez des amis ici et dans le voisinage, et même avec caractere* de la part de L[eurs] H[autes] P[uissances] qui peuvent, s’il le faut, vous en donner bon compte. Mr le ministre Basnage, posé que tout votre beau-frere qu’il est il n’ait pas encouru votre disgrace comme divers autres [9], ne vous dira rien de moy qui puisse vous en faire avoir si mauvaise opinion. Et s’il est nécessaire que vous en jugiez par quelqu’un qui me connoisse plus de frais, je ne croy pas que Mr Arnaud [10], s’il est encore en vos quartiers, et que vous l’en consultiez, puisse vous laisser la moindre ombre de scrupule là-dessus. Je pourrois peut-être me faire un peu plus valoir ; mais la bienséance ni la prudence ne le veulent pas. Je souhaite passionnément, Monsieur, que comme la justice veut que vous le fassiez, vous donniez lieu à cette lettre trop piquante, à mon gré, que je vous ay dit que j’ay écrite dans ma premiere irritation, d’être suprimée, puisqu’il me facheroit* au dernier point que pour la justification de mon ami, il fût force que l’on la rendit publique [11]. Je ne desire au contraire rien tant, que d’ap[p]rendre qu’au lieu de la mettre en lumiere, il faille la jetter au feu de joye que nous ferons d’avoir retrouvé ce véritable Mr Jurieu qui s’est acquis une si juste estime, et duquel dans cette esperance je suis autant que qui que ce soit, Monsieur et très-honnoré Pere au Seigneur, le très-humble et très-obeïssant serviteur,
Minutoli

Notes :

[1La date du 19/29 mai 1691 est indiquée dans la Vie de M. Bayle par Des Maizeaux, DHC 8, i.lviii, n.5.

[2Minutoli confond maladroitement le titre de Jurieu, Examen d’un libelle contre la religion, avec celui du pamphlet anonyme que le théologien attribue (avec raison) à Bayle, Avis important aux refugiez. Sur le coup d’éclat de Jurieu, voir Lettre 798, n.1.

[3Le projet de paix de Goudet, qui devait être imprimé sous le titre : Huit entretiens où Irénée et Ariste fournissent des idées pour terminer la presente guerre par une paix générale ; l’ouvrage de Goudet est résumé par Des Maizeaux dans sa Vie de M. Bayle incluse dans le DHC.

[4Bayle publia dans la préface de La Chimère de la cabale de Rotterdam, sous l’intertitre « I er chef : La cabale de Genève », une « Lettre d’un syndic de Genève » et « Une autre lettre de Genève », qui protestaient contre la violence de l’ Examen de Jurieu : voir OD, ii.723.

[5Voir la réponse de Jurieu à Minutoli du 11 juin 1691 (Lettre 807) ; elle est, comme le remarque Prosper Marchand, « fort polie », ce qui n’empêcha pas Jurieu de publier ses Nouvelles convictions contre l’autheur de l’« Avis aux réfugiez », avec la nullité de ses justifications par un ami de M. Jurieu accompagnées de sa Dernière conviction contre le sieur Bayle [...] pour servir de factum sur la plainte portée aux puissances de l’Etat (s.l.n.d. [1691], 4°).

[6Goudet, marchand de Genève, auteur des Huit entretiens.

[7Voir la lettre de Bayle à Minutoli du 22 janvier 1691 (Lettre 783), où il s’exprime en des termes qui ne correspondent pas au résumé diplomatique de Minutoli : « j’ai lu avec une joie singuliere, non seulement ce que vous m’écrivez ; mais aussi, les pages imprimées de l’auteur du projet de paix. J’ai trouvé beaucoup de bon sens dans les Avertissemens ; et, en mon particulier, comme j’entre tout-à-fait dans le caractere que l’auteur a revêtu, je trouve que tout ce qu’il dit répond fort juste à ce caractere : et, si d’autres en jugent autrement, c’est, ce me semble, qu’ils auront l’injuste prétention, que cet auteur a dû tailler et rogner les choses, non pas en médiateur neutre ; mais, selon leurs inclinations, et leurs préjugez. Je suis sur, à présent plus que jamais, que si les lecteurs veulent se rendre équitables, c’est-à-dire, se défaire pour un peu de tems de leurs desirs, et de leurs passions d’intérêt ; ils rendront à votre ami la justice qui lui est duë : convenant qu’il a pénétré dans le meilleur pis-aller, que la situation des affaires nous peut, ce semble, présenter. »

[8Abraham Acher : sur lui, voir Lettre 600, n.22.

[9Jurieu avait fortement résisté à la nomination de Jacques Basnage comme pasteur ordinaire de l’Eglise wallonne de Rotterdam en 1691, sachant que cet ami de Bayle prendrait sa défense au sein du consistoire : voir La Chimère de la cabale, IIe chef ( OD, ii.731a), et H. Bost, Actes du consistoire de l’Eglise wallonne de Rotterdam, à la date des 16 et 17 août 1691, p.121-122.

[10Henri Arnaud, le héros de la guerre des vaudois, que Minutoli connaissait personnellement. Lors de la visite d’Henri Arnaud à Rotterdam, Jurieu l’avait découragé de rencontrer Bayle : voir Lettre 794, n.6.

[11La querelle entre Bayle et Jurieu devait s’envenimer, mais Minutoli n’allait plus intervenir auprès de Jurieu.

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