Lettre 803 : Pierre Bayle à Jacques Lenfant

A Rotterdam le 1 er de juin 1691

Il y a bien 3 mois, Monsieur, que M. Du Larrey [1] qui m’avoit ap[p]orté la derniere lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’ecrire me demanda si je vous avais repondu parce qu’on lui demandoit à lui meme s’il m’avoit rendu votre lettre [2]. La demande que vous lui avez faite, Monsieur, suppose que vous n’aviez pas recu ma reponse, et cela me mit fort en peine, si bien que je priai instamment M. Du Larrey de deux choses, l’une de vous asseurer de ma part que je vous avois ecrit par la premiere poste apres qu’il m’eut rendu votre lettre, l’autre de vous prier de nous faire savoir au plutot si vous aviez recu cette reponse ; et j’ajoutai que ne sachant plus comment vous ecrire, je le priai de mettre sous son couvert la premiere fois qu’il ecriroit à Berlin une lettre que je vous ecrirois. Il promit de m’avertir quand il ecriroit, mais il ne l’a point fait. La raison pourquoi je lui dis que je ne savois plus comment vous ecrire vient de ce que par la lettre qu’il m’ap[p]orta de votre part je compris que vous n’aviez pas reçu la reponse que je vous fis, et à M. du Julien aussi, peu apres avoir reçu la lettre où etoit contenu son joli poeme, et parce qu’il m’aprenoit que vous lui demandiez s’il m’avoit rendu la lettre que vous lui aviez donnée pour moi, je compris que vous n’aviez pas reçu la reponse que j’y avois faite tout aussitot, et de ces deux lettres l’une avait eté recommandée à un ami de Hambourg  [3] sous le couvert duquel je l’avois mise, l’autre avait été affranchie jusqu’à Cleves : ce sont les deux voies dont je pouvois me servir et ni l’une ni l’autre ne reussissant, vous voiez bien que j’etois à bout de mon role ; je devine pourquoi ces deux voies manquent, c’est qu’il y a des gens qui ne voulant point qu’on mette d’autres lettres sous leur couvert, le font savoir en les faisant perdre, et que d’ailleurs un valet ou une servante aiment mieux souvent garder ce qu’on leur donne pour les lettres qu’on fait a[f]franchir, que les livrer à la poste avec la lettre laquelle ils dechirent. Je vous fais tout ce long narré, Monsieur, pour vous montrer qu’il n’y a nullement de ma faute en ce que vous n’avez pas reçu de mes lettres depuis longtems.

Je ne doute point que l’af[f]aire que M. Jurieu m’a suscitée ne soit deja parvenuë jusqu’à Berlin avec mille deguisemens ; je vous enverrai le prelude de reponse que j’ai deja publiée [4] dès que j’en trouverai l’occasion. C’est assurement une chose qui peut-être n’avoit jamais eu d’exemple. M. J[urieu] ap[p]rend au public qu’il y a en Hollande une cabale devouée à la France et qui a machiné la ruine de [la] Hollande et de l’Angleterre, de tous les alliez et de tout le protestantisme ; il me fait le chef de cette cabale et en donne pour toute preuve que j’ai voulu faire imprimer un projet de paix generale qu’on m’avoit envoié de Geneve [5]. La narration qu’il a donnée des petits soins que j’avois pris pour son libraire Acher [6], qui m’avoit prié de lui procurer l’impression de ce manuscrit est toute pleine de faussetez, comme je l’ai deja demontré. Il me fait une autre accusation, c’est d’avoir composé l’ Avis aux refugiez [7] et il en donne les plus miserables preuves du monde que j’ai ruinées sans nulle peine et sans pouvoir m’empecher de le tourner en ridicule. Nous avons [eu] / le deplaisir que la cabale puissante qu’il a euë dans le dernier synode, lui a fait avoir le plaisir de voir suspendre M. [Huet] [8] ; il croioit en faire tomber autant sur M. Jaquelot [9] dont il se rendit le delateur, mais les puissans patrons que M. Jaquelot a eus l’ont fait sortir d’af[f]aire à la honte de M. J[urieu]. Si ceci dure, il n’y eut jamais d’Inquisition plus incommode, et les François vont devenir le scandale et le jouet de la Hollande, tout cela, unius ob noxam et furias [10] par l’humeur chagrine et fanatique de M. J[urieu].

J’asseure de mes respects M. du Julien [11] et suis Monsieur votre tres humble et t[res] o[beissant] s[erviteur].
Bayle

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Notes :

[1Il s’agit sans doute d’ Isaac de Larrey (vers 1638-1719), réfugié huguenot résidant aux Pays-Bas, où il fut nommé historiographe des Etats Généraux ; il devait par la suite se rendre à Berlin à l’invitation de Frédéric I er, électeur de Brandebourg. Reinier Leers devait publier sa Réponse à l’« Avis aux réfugiez » (Rotterdam 1709, 12°) – et on remarque que Leers a mis sur la page de titre de cet ouvrage la même gravure avec la devise Pressare surget qui figure dans son édition des Pensées diverses de Bayle (2 e édition, Rotterdam 1683, 12°). Larrey composa également une monumentale Histoire de France, sous le règne de Louis XIV (Rotterdam 1718-1722, 4°, 3 vol. ; Rotterdam 1719, 8°, 9 vol.), ainsi que d’autres ouvrages historiques et romanesques. Il figure plusieurs fois dans l’ Inventaire critique de la correspondance de Jean-Alphonse Turrettini établi par M.-C. Pitassi (Paris 2009, 5 vol.).

[2Aucune des lettres de Lenfant à Bayle de cette époque n’a survécu : la dernière lettre connue de Lenfant date du 16 juin 1685, et la dernière lettre de Bayle conservée date du 25 mai 1690 (Lettre 746). On remarque un silence semblable dans la correspondance entre Lenfant et Jean Le Clerc pendant cette période.

[3Il s’agit sans doute de Louis Meherenc de La Conseillère ou de son parent Pierre Meherenc de La Conseillère : voir Lettres 481, n.4, et 315, n.1.

[4Sur la première réponse de Bayle, La Cabale chimérique, voir Lettre 797, n.5.

[5Sur le projet de paix de Goudet, recopié et diffusé par Bayle à la demande de Minutoli, voir Lettre 751, n.17.

[6Abraham Acher : voir Lettre 600, n.22.

[7Sur la composition par Bayle de l’ Avis aux réfugiés, voir Lettres 724, n.3, 750, n.18, et 784, n.2, et sur l’accusation de Jurieu dans son Examen, voir Lettre 798, n.1.

[8Au synode de Leyde en mai 1691, Gédéon Huet fut suspendu de son ministère à cause des ouvrages publiés en réplique à la Réponse d’un nouveau converti, dont il ne savait pas qu’elle était due à Bayle. Huet publia d’abord une Lettre écrite de Suisse en Hollande, pour suppléer au défaut de la réponse que l’on avoit promis de donner à un certain ouvrage que M. Pellisson a publié sous le nom d’un nouveau converti, touchant les récriminations qui y sont faites aux réformés des violences que les catholiques employent pour la conversion (Dordrecht 1690, 12°), suivie par une deuxième partie : Lettre écrite de Suisse en Hollande, pour répondre à la seconde partie de l’ouvrage du prétendu nouveau converti (Dordrecht 1690, 12°), où il se déclara ouvertement favorable à la tolérance universelle et condamna l’exécution de Servet. Jurieu s’indigna de ces publications, suscitant les nouvelles compositions de Huet, Apologie pour les vrais tolérans, où l’on fait voir avec la dernière évidence et d’une manière à convaincre les plus préoccupez, la pureté de leurs intentions et la vérité de leur dogme (Dordrecht 1690, 12°), et enfin une Apologie pour l’apologiste des tolérans, où l’on fait voir avec la derniere évidence, combien ses intentions et sa conduite ont été pures et droites dans tout le cours de cette affaire : pour opposer aux fausses interprétations qu’on y a données, tant en public qu’en particulier, et aussi à l’accusation d’avoir contrevenu au 36 e article de la confession de foi des Eglises wallonnes (Dordrecht 1690, 12°).

[9Les actes des synodes des années 1690 et 1691 manquent, ce qui nous empêche de suivre cette affaire en détail, mais il est évident que Jurieu s’en prenait à Jaquelot à cause de la publication de l’attaque de celui-ci : Avis sur le « Tableau du socinianisme ». I er [et II e] traité. Réflexions sur l’avant-propos de la III e lettre de M. Jurieu touchant le « Tableau du socinianisme » (s.l. 1690, 8°) : voir Lettre 749, n.15.

[10Virgile, Enéide, i.41 : « par la faute et les fureurs d’un seul ».

[11Il s’agit peut-être de Jacques Julien (1660-1711), qui commandait un régiment dans l’armée de Victor-Amédée II, duc de Savoie : Bénédict II Turrettini signale à Jean-Alphone Turrettini, dans sa lettre du 30 juin / 10 juillet 1691, que Julien a bien résisté au Français lors du siège de Coni dans la guerre du Piémont ( Inventaire Turrettini, n° 258). Cette hypothèse paraît cependant très ténue. Dans sa lettre du 27 octobre 1704, Bayle devait mentionner un « Mr Julien » qui est peut-être Jacques Jullien, lieutenant-général dans l’armée française en 1704 : voir Pinard, Chronologie historique militaire (Paris 1761-1778, 8 vol.), iv.603.

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