Lettre 804 : Pierre Bayle à Jean Le Clerc

A Rotterdam le 6 de juin 1691

Je suis faché*, Monsieur, que la maniere dont j’ai cité Monsieur Leti [1] ne lui soit point entrée dans l’esprit comme j’ai entendu la chose et comme vous l’avez fort bien comprise. Voici quelle a eté ma pensée, de renvoier les lecteurs à un endroit de La Monarchie universelle [2] où Mr Leti prouve par plusieurs bonnes observations et par un passage meme de Balzac que ceux qui representent les forces de l’ennemi plus grandes qu’elles ne sont servent mieux leur maitre que ceux qui les representent plus petites, sur quoi Mr Leti refute fortement ceux qui s’imaginent qu’on peut renverser la France à coups de pommes cuites*, et montre aux alliez qu’ils doivent faire de grands preparatifs afin de reduire au bon pied* cette formidable puissance. Mon but a eté donc uniquement de renvoier aux preuves qui paroissent en cet endroit là du zele qu’ont pour les alliez ceux qui desabusent le public de la fausse idée qu’on se forme de la foiblesse de la France, afin de mieux faire / comprendre à mon adversaire le ridicule de sa pretension, qui est que la pretenduë cabale devoüée à la France parle avec eloge de ses forces. Je vous prie Monsieur, d’asseurer Monsieur Leti que je n’ai eu d’autre dessein que celui là dans le lieu où je l’ai cité, et que si j’avois eu plus de papier je me serois etendu à developper mieux la chose, c’est à dire à faire sentir de quelle force est[,] contre la France, et de quel zele pour la cause des alliez[,] ce livre de Mr Leti. C’est ce que je ferai dans la 2 e edition qui est deja commencée ; mais je le ferai en peu de mots, et sans que cela puisse attirer rie[n sur] lui ; je serois bien faché d’etre meme la cause innocente d’aucun trait de plume contre lui.

Je ne sai au reste si notre demelé continuera à produire des ecrits, car il semble que les magistrats en veuillent arreter le cours par leur autorité [3]. Je suis deja preparé à tout evenement, in utrumque paratus, et j’ai bien de la joye Monsieur, que vous ne desaprouviez pas ma maniere d’agir avec ce[t] homme là [4] ; il y a long tems que chacun qui a eu à faire à lui le devoit traiter de meme ; et peut etre en auroit il profité ; je me moque des plaintes de plusieurs de nos bons refugiez qui se scandalisent de voir que je le traitte de Tartuffe, mais non pas de ce qu’il m’apelle athée, et / conspirateur d’Etat [5] sans en donner pour preuve que des fables ridicules.

Continuez moi, je vous prie, l’honneur de votre amitié, et soyez persuadé que je suis avec la grande estime que j’ai toujours euë pour vous Monsieur, votre tres humble et tres obeissant serviteur
Bayle

 

A Monsieur/ Monsieur Le Clerc/ pasteur et professeur/ A Amsterdam

Notes :

[1C’est dans sa réfutation de Jurieu intitulée La Cabale chimérique, ou réfutation de l’histoire fabuleuse et des calomnies qu’on vient de publier malicieusement touchant un certain projet de paix dans l’« Examen d’un libelle, etc. intitulé “Avis important aux refugiez sur leur prochain retour en France” » (Rotterdam 1691, 12°), p.300 (quelques lignes avant la fin de cet écrit sous forme de lettre datée du 13 mai 1691), que Bayle était revenu sur son désir de composer une réfutation de l’ Avis aux réfugiés et qu’il avait évoqué, à propos des calomnies, le cas d’ Isaac Jaquelot, mis en accusation par Jurieu au synode de Leyde (voir Lettre 803, n.9), et un ouvrage de Gregorio Leti : voir le passage ci-dessous, n.2.

[2Gregorio Leti, La Monarchie universelle de Louis XIV. Traduite de l’italien (Amsterdam 1689, 12°, 2 vol.), i.192-227. Bayle explique dans la suite du paragraphe le sens qu’il donnait à sa référence au livre de Leti. Dans la deuxième édition, le renvoi à Leti a été développé comme suit : « Les ministres réfugiez ne sont pas exem[p]ts de ces calomnies. Il s’en est trouvé un depuis trois jours au synode de Leyde qui s’est vû accusé d’être pensionnaire de la France. Il est vrai que l’accusateur ne pouvoit rien prouver, et en a eté un peu censuré, dit-on. Je montrerai qu’on parloit de même en France de tous les ministres qui se distinguoient par des avis ou trop relâchez, ou trop hardis. Mais surtout je ferai la revûë des six chapitres de l’Evangile dont M. J[urieu] nous fait les apôtres, et le renverrai apprendre sa leçon dans un livre de M. Léti, que j’avois ex dono avant qu’il fût en vente, et dont je me serois infailliblement prévalu, si j’avois fait l’ Avis aux réfugiez. Ce qui montre que l’auteur n’a pas sû comme moi les faits dont M. Léti s’est moqué si agréablement, et dans la vûë du bien public ; son livre étant une exhortation pressante aux princes de l’Europe, d’emploier tous leurs efforts à réduire la monarchie françoise à ses anciennes bornes, et pour leur en montrer mieux la nécessité, leur faisant voir qu’elle est fort-puissante. » ( OD, ii.683b).

[3Le 27 mai 1691, le pasteur Phinéas Piélat (sur lui, voir Lettre 794, n.7) avait attiré l’attention du consistoire de l’Eglise wallonne de Rotterdam sur le scandale que pouvait causer la querelle entre Bayle et Jurieu ; le 3 et le 4 juin, une résolution avait été prise à laquelle Bayle fait allusion : « il a été unanimement résolu d’ordonner aux dites parties de ne rien écrire et de ne faire rien imprimer à l’avenir l’un contre l’autre directement ni indirectement, et de les exhorter à regarder comme non advenu tout ce qui s’est écrit et imprimé l’un contre l’autre jusqu’à présent, et à se dépouiller de toute passion et à se disposer à une réconciliation sincère et entière, à laquelle le consistoire travaillera incessamment pour l’édification de l’Eglise, et connaissance de notre résolution sera donnée à Messieurs du vénérable magistrat de cette ville au cas que la prudence et l’intérêt du consistoire le demande. » Voir la suite des délibérations du consistoire dans H. Bost et A. McKenna, « L’Affaire Bayle », et dans l’appendice chronologique à la fin du présent volume.

[4La lettre de Jean Le Clerc, dans laquelle il prenait position sur la querelle entre Jurieu et Bayle et faisait sans doute état du mécontentement de son beau-père Leti en ce qui concerne la référence à son ouvrage, ne nous est pas parvenue.

[5Ce sont les termes de Jurieu dans son Examen, sur lesquels Bayle revient longuement dans La Cabale chimérique.

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