Lettre 807 : Pierre Jurieu à Vincent Minutoli

De Rotterdam le 1/11 Juin 1691

Monsieur et très honoré frère,

Je voudrois de tout mon cœur que vous ne vous fussiez pas laissé emporter aux premiers mouvements ausquels vous a voulu pousser Monsieur Bayle, et qui vous ont fait écrire une lettre si piquante* [1] contre moi, comme vous l’avouez. Lettre qui sera assurément imprimée au premier jour ; car il ne l’a demandée que pour cela ; si vous eussiez commencé par où vous avez fini, et que vous eussiez pris la peine de m’escrire avant que de suivre les mouvemens de la passion de Monsieur Bayle, assurément vous n’en seriez pas venu là : mais quelque piquante que soit cette lettre, j’en fais de bon cœur un sacrifice à la charité. Pour le fonds de l’affaire, je vous dirai que s’il y a quelque chose de fascheux* et de faux dans ce qui est dit de la cabale de Geneve, il s’en faut prendre uniquement à l’autheur du Projet [2] car c’est de lui que nous tenons les noms et qualitez des personnes lesquelles il pretendoit estre avec lui de concert avec le Resident de France et avec la Cour. Aujourdui que vous m’assurez qu’il n’en est rien, je veux bien vous croire, et meme je suis plus obligé de vous et les honnestes gens pour qui vous parlez, qu’un homme qui peut estre par entestement pour son ouvrage et pour le faire valoir s’est couvert à tort de l’authorité de noms considerables dans la republique. Ainsi à cet égard voilà un point conclu.

Quant à l’interest de vostre republique qu’on a voulu mesler là dedans [3], comme si je l’avois offensée, je puis protester devant Dieu que ce n’a jamais esté mon intention, et aussi ne l’ai je point fait. On ne blesse point un Estat quand on rend témoignage que le corps de l’Estat est sain etc.

Pour ce qui est de vous en particulier etc. je scai que vous exercez vostre ministere avec beaucoup d’edification etc. Mais Monsieur Bayle a bien voulu vous marquer quasi par vostre nom dans un libelle infame [4] qu’il a mis au jour, et où ses propres amis avoüent qu’il a renoncé à tous les caracteres* d’honneste homme pour prendre les airs de garnement. Ce sont les termes de ses amis, et je ne voudrois pas les employer sans cela[.] Quand vous verrez l’ouvrage, je suis persuadé qu’il vous fera horreur. Pour couvrir sa honte, il assemble le plus qu’il peut de noms d’honnestes gens, et entr’autres le vostre sans besoin qu’il en soit. /

Pour ce qui est de Monsieur Bayle, quelques [ sic] droites que soyent vos intentions, vous me permettrez de juger autrement des siennes. Il est certain que son intention a esté mauvaise dans l’impression qu’il a voulu procurer du projet de paix. Je suis bien aise d’apprendre par vostre lettre que vous l’aviez prié de me le communiquer [5]. Nous n’estions pas brouillez en ce tems-là : car [...] vous l’envoyastes en novembre et nostre brouillerie n’a commencé qu’à la fin de janvier. Il m’en a fait un secret et à tous ceux qu’il a creu devoir empescher l’impression du livre, que je crois en effet dangereux dans le temps present etc.

Au reste Monsieur, j’espere faire voir bien tost que cet homme que vous croyez digne de vostre amitié est indigne de celle de toutes les honnestes gens. Je donnerai des preuves convainquantes qu’il est autheur du livre de l’ Avis aux refugiez [6] etc. Cela estant c’est une personne qui doit estre regardée comme un ennemi de la Religion et du roi d’Angleterre. Je suis fasché de toute la part que vous avez eue en cette affaire, et je rechercherai [...]

V[otre] t[res] h[umble] e[t] t[res] o[beissant] s[erviteur]
Jurieu

Notes :

[1Jurieu répond à la lettre de Minutoli du 29 mai 1691 (Lettre 802), où il affirmait qu’un « terrible emportement » lui avait inspiré une lettre très dure et très agressive à l’égard de Jurieu, mais qu’il s’était repris en prenant un ton plus calme.

[2Goudet, auteur du projet de paix diffusé par Bayle à la demande de Minutoli : voir Lettre 751, n.17.

[3Minutoli avait évoqué les réactions indignées des Genevois à la lecture de l’ Examen de Jurieu : voir Lettre 802, n.4.

[4Jurieu désigne ainsi la réponse de Bayle intitulée La Cabale chimérique, qui avait paru le mois précédent : voir Lettre 797, n.5.

[5Voir Lettre 802 : « s’adressant à moy [ Minutoli] par le droit de quelque affinité, il [ Goudet] me pria, Monsieur, de vouloir écouter là-dessus vôtre jugement [celui de Jurieu] aussi bien que celuy de plusieurs autres personnes illustres dans les pays étrangers. [...] J’en écrivis à Mr. Baile, et luy envoyai en suite quelques morceaux de l’écrit, croïant que vous étiez toûjours dans vôtre ancienne union. ».

[6Ce n’est qu’après la mort de Bayle que Jurieu réussit à convaincre Jacques Basnage que Bayle était l’auteur de l’ Avis aux réfugiés, sans que ses arguments soient explicités dans les documents qui nous sont parvenus.

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