Lettre 817 : Jacques Du Rondel à Pierre Bayle

[Maastricht, fin juillet 1691 [1]] •

Mocquez vous, mon cher Monsieur, de tous les libelles de vos ennemis [2]. Ou ils ne vaudront rien qui vaille, et on ne daignera pas les lire ; ou s’ils vallent quelque chose, on se lassera dès les premiers. Les bonnes choses mesme dégoustent, comment voulez vous qu’on ne se dégouste pas des passables ? Et puis, Orkius [3] n’est pas si considérable dans le monde chretien, que l’on prenne par tout fait et cause pour luy. Il a des ennemis, jusques dans son sanctuaire ; et s’il paroist jusqu’icy avoir triomphé de • plusieurs personnes, c’est que le temps de sa Visitation n’est pas encore venu. Mais assurez vous que Dieu le reserve à un grand exemple ; et que vous aurez la satisfaction de le voir puni. Il ne faut qu’une scene des affaires changer, et vous verrez ce qui luy en prendra. Quelqu’un m’a dit, Promitto ultorem, et verbis odia aspera porto [4]. Pleut à Dieu que ce fust dès demain ! mais cela arrivera. Orkius a fait trop de niches et trop d’outrages, pour qu’on / ne luy rende pas la pareille. En attendant, consolez vous du tesmoignage de vostre conscience et de l’amitié de vos bons amis, et demeurez ferme au milieu de cet orage :
Haud secus ac moles quam magno murmure fluctus

Oppugnant : manet illa, suoque est pondere tuta [5].
Je ne scay pas fort bien les coustumes du païs : mais je ne croy pas qu’il y ait à apprehender touchant une l[ettre] de cachet ; du moins de la part du prince dont vous me parlez. • Il a bien autre chose en teste à l’heure qu’il est ; et il est trop au dessus des passions d’un prédicant pour se ravaler jusqu’à estre l’exécuteur du démagogisme. Sans doute, mon cher Monsieur, on vous a fait peur [6]. Cependant, apprenez moy l’histoire des fureurs de vostre Roland théologastre [7], et envoyez moy au plustost vostre Lettre imprimée [8]. Si vous en voulez envoyer à vos amis d’icy, adressez les à Mr Van Eys à Bolduc [9], pour nostre post-wague*. •

Adieu, mon cher Monsieur. Ayez bon courage.
Tu, ne cede malis : sed contra audentior ito,

Quam tua te fortuna sinet [10].
J’ay donné vostre lettre à M. d[e] S[aint] M[aurice] [11]. Au reste, je n’ay veu aucun / des libelles, chez nos libraires ; ce qui marque que ce sont des monstres, qui ne vivront guères après leur naissance. J’ay envoyé à Mr de Marsilly Fremin vostre réfutation orkiale [12]. Il l’estime fort et vous baise les mains, et ma petite bonne [13] aussi, qui vous a toujours plaint d’avoir communication avec Orkius, parce qu’elle en appréhendoit toujours quelque perfidie, comme nous le voyons. Elle prie Dieu pour vostre affaire et vostre conservation.

A Monsieur / Monsieur Bayle. Professeur / en philosophie. / A Roterdam •

Notes :

[1Gigas date cette lettre de l’« automne de 1691 » et E. Labrousse a proposé d’affiner la datation selon différentes allusions aux ouvrages polémiques de Bayle et de Jurieu : elle concluait ( Inventaire, n° 780) que la lettre datait de fin novembre ou de début décembre 1691. Cette proposition a été contestée par F. Knetsch, qui apporte des arguments convaincants pour dater la lettre de la fin du mois de juillet 1691 : voir F. Knetsch, « Note sur la date d’une lettre de Jacques Du Rondel à Pierre Bayle », BSHPF, 112 (1966), p.46-47. Ces arguments furent connus et approuvés d’E. Labrousse.
L’essentiel de l’argumentation de F. Knetsch tourne sur l’allusion à une possible « lettre de cachet » de Guillaume III qui menacerait Bayle. Cette allusion est mise en rapport avec les actes du consistoire de l’Eglise wallonne de Rotterdam à la date du 10 juin 1691 : « Monsieur Jurieu a déclaré ne pouvoir recevoir la résolution de la compagnie, disant 1° que le consistoire n’était pas en droit de se mêler de cette affaire qui appartenait à l’Etat auquel il s’était adressé, et qu’ il avait ordre de l’Etat et de Sa Majesté Britannique de la poursuivre, 2° que le silence et la réconciliation que le consistoire demandait étaient flétrissants pour sa réputation, 3° que quand le consistoire aurait droit de s’en mêler, il n’en serait pas encore temps, 4° qu’il ne pouvait pas s’empêcher d’écrire encore une fois et de prendre du temps pour assembler ses preuves. » Dans son ouvrage du mois d’août 1691, Lettre sur les différends de M. Jurieu et de M. Bayle, Basnage de Beauval évoque à ce propos « des ordres qui n’ont été vûs de personne, et qui [...] ont paru de vaines excuses pour n’en point venir à un éclaircissement régulier » (p.18). Il semble bien que ce soit la formule de Jurieu devant le consistoire qui a inspiré la crainte d’une lettre de cachet de Guillaume III et donc que la présente lettre de Du Rondel, qui cherche à rassurer Bayle à cet égard, date de la même époque.

[2Du Rondel commençait – comme d’autres amis de Bayle, certainement – à s’inquiéter de son acharnement dans sa bataille avec Jurieu.

[4Virgile, Énéide, II,96 : « je promis que je serais son vengeur et mes paroles me suscitèrent d’âpres haines. » La citation a été légèrement modifiée.

[5Ovide, Métamorphoses, IX,40 : « comme un rocher qui, battu par les flots en courroux, reste immobile, par sa masse affermi. »

[6Bayle redoutait une « lettre de cachet » de la part de Guillaume III d’Orange (et roi d’Angleterre), sachant que Jurieu était un allié du parti orangiste : voir ci-dessus, n.1. Cependant le véritable danger ne devait se manifester qu’en 1692 lors du changement d’équilibre du conseil municipal de Rotterdam, dominé à partir de cette date-là par les orangistes. Bayle n’allait pas tarder alors à perdre son poste de professeur à l’Ecole Illustre : voir L’Affaire Bayle, p.54-60, la lettre de Bayle à Jacob van Zuylen van Nyevelt du 5 décembre 1692 (Lettre 900), et celle que Bayle adressa à Minutoli le 5 novembre 1693.

[7Allusion à l’ Orlando furioso du Tasse.

[9Sur M. van Eys, neveu de Du Rondel, voir Lettres 402, n.13, et 691.

[10Virgile, Énéide, VI,95 : « ne cède pas aux malheurs mais va à l’encontre plus courageusement que ta Fortune ne te le permettra. »

[11Jacques Alpée de Saint-Maurice : voir Lettres 114, n.9, et 823, n.21.

[12Nous ne saurions expliquer ce nom de « Marcilly Fremin » prêté à Pierre Salbert de Marcilly ; sur celui-ci, voir Lettre 232, n.9. Du Rondel lui a apparemment envoyé un exemplaire de La Cabale chimérique, parue au mois de mai 1691. Bayle enverra à Du Rondel le « livre promis » avec sa lettre du 14 décembre (Lettre 840) et avec un exemplaire pour Jacques Alpée de Saint-Maurice : il s’agit alors, sans doute, de La Chimère de la cabale (parue au mois de septembre) ou même du pamphlet Janua cœlorum reserata, paru au mois de décembre 1691.

[13Il semble que Du Rondel désigne ainsi sa femme, Madeleine Hamal : voir Lettres 236, n.4, et 402, n.14.

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