Lettre 827 : Pierre Bayle à Vincent Minutoli

A Rotterdam, le 8 d’octobre, 1691

Vous verrez, mon très cher Monsieur, par l’incluse, que je vous envoie ouverte, afin de n’être pas obligé d’écrire deux fois la même chose, que la réponse aux prétendues Convictions que le prophête avoit publiées contre moi [1], est enfin sortie de dessous la presse. Je cherche toute sorte de moiens de vous en faire tenir. La lettre, que vous lui avez écrite [2], y a été insérée tout du long, et frappe un grand coup pour moi, et contre lui. J’ai aussi parlé, dans un Avis au lecteur, de ce que vous m’aviez marqué touchant Mr Valkenier [3]. Je vous rends mille graces des soins ardens et officieux* que vous avez pris de le solliciter puissamment d’en écrire à Mr le Grand Pensionnaire [4] ; ce qui sans doute a été d’un très grand poids. Il est vrai qu’à l’égard de cette prétenduë cabale du Projet de paix, il n’y a gueres de gens, parmi même les plus entêtez de mon accusateur, qui ne soient à présent convaincus qu’il a eu le plus grand tort du monde. Pour l’accusation de l’ Avis aux réfugiés, ils / ne sont pas si bien revenus à la raison ; mais, on commence à ne parler plus de rien de tout cela : les créatures du personnage se contentent de battre froid avec moi ; je les laisse dans leur mauvaise humeur.

Je serai bien aise que Mr Goudet se justifie pleinement [5], encore que je sois tiré d’intérêt à cet égard, par le poids et l’autorité de votre lettre, qui apprend au public que je n’ai jamais su d’où venoit le Projet de paix. Si ma fortune étoit meilleure qu’elle n’est, je ne joindrois pas ici le petit mémoire que vous y verrez [6], touchant ce que j’ai déboursé pour faire copier le projet, et pour le communiquer, et retirer, d’entre les mains de ceux à qui je l’envoiois ; ce qui se faisoit souvent par la poste, etc : mais, attendu que la curta supellex [7] où mon humeur philosophique me détient, j’espere que Mr Goudet ne le trouvera pas étrange.

Les nouvelles litéraires sont fort minces. Nous avons depuis peu pourtant hors de la presse d’un jeune libraire de cette ville un Thesaurus, ou lexicon philosophique, par Mr Chauvin [8], ministre pensionnaire de cette ville, natif de Nîmes. C’est un in folio, où il y a bien de bonnes choses à apprendre. On dit que Mr Spanheim veut donner une nouvelle édition des Césars de Julien, plus ample et correcte, et qu’on a réimprimé à Leipsik la prémiere [9]. Nous n’avons point vu encore le sixieme Avertissement de Mr de Meaux [10] ; mais ouï bien* la Vie de Cromwel / par Mr Raguenet [11] : c’est un homme de Rouën, précepteur chez Mr le comte d’Auvergne [12]. On trouve bon qu’il ait fait cette Vie, sans faire des allusions aux derniers tems, et il semble en effet qu’il ait assez gardé le caractere d’un historien non passionné ; du moins par rapport à d’autres qu’à Cromwel. Si Maimbourg avoit fait en ce tems-ci un pareil ouvrage, il n’eut pas eu la même retenuë ; lui, qui nous peignoit les gens de ce siecle dans l’ Histoire des ariens, et des iconoclastes [13].

Il échape toujours quelques livres à nos réfugiés, comme La Pierre de touche de la campagne de 1691, qu’on vient de publier [14], et l’ Horoscope des jésuites, qu’un ministre en Angleterre, nommé Carré [15], a dressée sur la supposition qu’ils sont les sauterelles de l’Apocalypse, et que leur commencement doit être pris au concile de Trente, qui confirma leur regle ; ainsi, au pis aller, il trouve qu’ils ne doivent durer que dix-neuf ou vingt ans.

J’ai pris assez de plaisir, moi qui aime ces sortes de personnalitez*, et qui travaille ex professo à ces recherches, à parcourir les Lettres de Guy Patin, qui nous sont venues de Geneve, en trois volumes. On les réimprime à La Haye [16]. On devoit y mettre une table, et des notes, pour marquer les fautes de l’auteur, qui sont quelquesfois palpables. Votre ami de Paris, qui vous donnoit pour chose assurée, que Mr Arnaud avoit été à Paris au commencement de cette année, s’est trompé [17] ; et on ne croit pas même qu’il / y aille, malgré le retour en grace de Mr de Pomponne [18]. Il est sur qu’il n’a été recherché, ni inquiété de personne, dans le Païs-Bas espagnol, pour la satire du Nouvel Absalon [19], et que les affaires, qu’on lui a suscitées dans Liege, n’ont eu pour fondement que son jansénisme [20]. Si vous voiez les plaintes qu’il a publiées, adressées à Mr l’évêque d’Arras, contre des imposteurs [21], (ce sont les jésuites de Douai, à ce qu’on croit) qui ont écrit sous son nom, pendant plusieurs mois, à des jansénistes de Douai, et entre autres, à un professeur en philosophie, pour l’engager, sous de belles promesses, à se défaire de son établissement*, et à s’en aller en Languedoc, prendre possession d’un meilleur ; et il y est allé, le simple qu’il a été, et n’a trouvé personne à l’adresse qu’on lui a donnée ; si, dis-je, vous lisez ces plaintes, vous admirerez la fourbe, et vous représenterez bien des éclats de rire en ceux qui l’ont fait si bien réüssir. Je ne sai pas s’ils en seront bons marchands, et si Mr l’évêque d’Arras ne voudra point approfondir le mystere, et en révéler la turpitude.

Adieu, mon très cher Monsieur, je suis, etc.

Notes :

[1Bayle, La Chimère de la cabale : voir Lettre 808, n.7, et 818, n.7.

[2La lettre de Minutoli à Jurieu du 29 mai 1691 (Lettre 802), publiée à la fin de La Chimère de la cabale ( OD, ii.764b-766a).

[3Bayle, La Chimère de la cabale, « Avis au lecteur » : « La lettre qu’il a receüe de Monsieur Minutoli, professeur de Genève, qui avoit envoïé à Mr Bayle le projet de paix, a été mise à la fin de cette [seconde] partie ; c’est une pièce authentique et décisive. Ajoûtons néanmoins ici qu’il a fait savoir à Mr Bayle par une lettre du 7 d’août dernier, 1. Qu’il avoit receu depuis trois semaines une lettre de Monsieur l’envoïé Valkenier qui lui apprenoit, que prenant à cœur l’affaire de Mr Bayle, il l’avait fort recommandée à Monsieur Heinsius le pensionnaire général, et lui avoit même envoïé la propre lettre de Monsieur Minutoli. 2. Que l’auteur du projet de paix continüe à préparer sa réponse ; où, à ce qu’il lui a fait entendre, il se justifiera pleinement sur ses pretendus commerces illicites, et que lui Mr Minutoli ne doute pas qu’il ne le fasse. » ( OD, ii.717b). Sur Petrus Valkenier, envoyé extraordinaire des Provinces-Unies en Suisse, voir Lettre 769, n.17 ; sur Anthonie Heinsius, Grand Pensionnaire de Hollande entre 1689 et 1720, voir Lettre 820, n.20.

[4Cette lettre de Minutoli à Petrus Valckenier et la lettre éventuelle de celui-ci adressée au Grand Pensionnaire Anthonie Heinsius ne nous sont pas parvenues.

[5Nous ne connaissons pas de texte de Goudet où celui-ci se soit justifié de son projet de paix : à ses yeux, en effet, l’ambition pacificatrice, quoique fantaisiste et superficielle, justifiait le projet, qui ne constituait, à ses yeux, ni une « cabale » ni une trahison des intérêts de Guillaume d’Orange.

[6Ce mémoire des frais encourus par Bayle pour les besoins de la diffusion des copies du projet de paix ne nous est pas parvenu. La dette ne fut pas honorée, apparemment, puisque Bayle évoque de nouveau son « petit billet » dans sa lettre du 30 juin 1692 (Lettre 876 : voir n.16).

[7curta supellex : « petit appareil critique ».

[11François Raguenet (1660 ?-1722), Histoire d’Olivier Cromwell (Paris 1691, 4°).

[12Raguenet, qui fut précepteur des neveux du cardinal de Bouillon, Emmanuel Théodose de La Tour d’Auvergne, rédigea à sa demande une biographie du vicomte de Turenne, Histoire du vicomte de Turenne (La Haye 1738, 8°, 2 vol.). Le frère du cardinal s’appelait Frédéric-Maurice de La Tour d’Auvergne, comte d’Auvergne et d’Oliergues, marquis de Lanquais, lieutenant-général ; il épousa en 1662 en premières noces la princesse Henriette-Françoise von Hohenzollern-Hechingen (1642-1698), marquise de Bergen-op-Zoom. Parmi leurs douze (ou treize) enfants, on trouve Henri-Oswald de La Tour d’Auvergne (1671-1747), qui se faisait appeler « l’abbé d’Auvergne », abbé de Cluny, puis archevêque de Tours (1719-1722), puis archevêque de Vienne, créé cardinal en 1737 par Clément XII.

[17Nous ne savons pas de quel ami il s’agit ici, car cet échange épistolaire de Bayle ne nous est pas parvenu. Il est possible que la fausse nouvelle ait été fournie par Daniel de Larroque ou bien par l’abbé Nicaise. Elle concernait Antoine Arnauld, à cette date toujours en exil à Bruxelles : voir ci-dessous, n.20.

[18Simon Arnauld de Pomponne (1618-1699), fils du célèbre Solitaire de Port-Royal, Robert Arnauld d’Andilly, avait mal commencé sa carrière sous la protection de Michel Le Tellier, disgracié au début des années 1650, puis de Nicolas Fouquet, emprisonné en 1661. En 1665, il obtint son retour en grâce par la protection de Claude Le Peletier et de Michel Le Tellier, et il fut nommé ambassadeur extraordinaire à Stockholm. Entre 1669 et 1671, il fut envoyé à La Haye et chargé de retarder les négociations de la Triple Alliance de façon à permettre à Louis XIV de préparer la guerre de Hollande. Après une nouvelle mission à Stockholm en 1671, consistant à détacher la Suède de la Triple Alliance, il retourna à Paris et fut nommé ministre d’Etat, mais son influence était limitée par celles de Colbert et de Louvois. Il négocia la paix de Nimègue en 1678, mais ne put se maintenir face aux Colbert : il fut disgracié en 1679 et remplacé par Colbert de Croissy. Il se retira à Pomponne en attendant son heure, qui vint après la mort de Louvois le 16 juillet 1691 : Pomponne fut rappelé au Conseil d’Etat mais dut attendre la mort de Colbert de Croissy en 1696 pour retrouver la direction des Affaires étrangères, qu’il partageait désormais avec Torcy – situation facilitée par le mariage de sa fille, Catherine-Félicité Arnauld, avec celui-ci. Pomponne fut nommé surintendant des Postes en 1697 ; il mourut à Paris en 1699. Voir Simon Arnauld de Pomponne, Mémoires, éd. J. Mavidal (Paris 1860, 2 vol.) ; H.H. Rowen, « Arnauld de Pomponne, Louis XIV’s moderate minister », American Historical Review, 61 (1956), p.531-549 ; C. Gérin, « La disgrâce de M. de Pomponne. 18 novembre 1679 », Revue des questions historiques, 23 (1878), p.5-70 ; R. Mathis, Simon Arnauld de Pomponne (1618-1699), secrétaire d’Etat des Affaires étrangères de Louis XIV, thèse de l’Ecole des Chartes, 2 vol., 2007 (Paris 2012), et Dictionnaire de Port-Royal, s.v. (art. de J. Lesaulnier).

[20Sur les péripéties de l’exil d’ Antoine Arnauld, dues, en effet, uniquement à son « jansénisme » et non pas à sa prise de position politique à l’égard de Guillaume III d’Orange, voir Lettre 770, n.17. Il se réfugia à Liège le 26 mai 1690, mais ne put y rester et dut regagner, le 29 septembre 1690, Bruxelles, où il devait mourir le 7 août 1694.

[21Antoine Arnauld, Plainte [...] à Mgr l’évesque d’Arras, contre des imposteurs qui ont fait escrire sous son nom un grand nombre de lettres à plusieurs théologiens de Douay, pleines de mensonges et de fourberies (s.l. 1691, 4°), suivie d’une Seconde plainte [...] aux RR. PP. jésuites (s.l. 1691, 4°) ; d’une Troisiesme plainte [...] à S.A. Mgr l’évesque et prince de Liège, contre le P[ère] Payen, recteur du collège des jésuites de Douay (s.l. 16791, 4°) et enfin d’une Quatrième plainte [...] aux RR. PP. jésuites (s.l. [1691], 4°). La « fourberie de Douai » fut, en effet, un épisode comique de la guerre entre Port-Royal et la Compagnie de Jésus, qui compromit plusieurs théologiens de Douai, sympathisants de Port-Royal. Il s’agit de Pierre de Ligny, Jacques Gilbert, François de Laleu, Rivette et Malpaix, qui reçurent une lettre prétendue d’Antoine Arnauld leur demandant de confier leurs papiers à un messager sûr. Ils s’engagèrent ainsi en faveur du théologien en exil, et furent amenés par leur habile correspondant à approuver sept propositions de morale. En effet, le « faux Arnauld » prétendait que ces propositions avaient été soutenues dans une thèse par un ecclésiastique qui, depuis sa soutenance, subissait des persécutions de la part de l’archevêque de Malines ; à l’en croire, plusieurs évêques et théologiens de Louvain avaient déjà approuvé ces propositions : il ne manquait que la signature des théologiens de Douai. Ces derniers tombèrent dans le piège et furent dénoncés par les jésuites et exilés à leur tour. C’est ainsi que les jésuites réussirent à faire chasser de Douai les théologiens sympathisants de Port-Royal. Voir le Dictionnaire de Port-Royal, art. « Douai, fourberie de » (art. d’A. McKenna).

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